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SOMMAIRE

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Une maison de campagne près de New-York

SYNOPSIS : § Clara § Monsieur Green § Avec Clara § Karl dans le noir § Le domestique § Karl demande à partir § Karl se prépare à partir § Portraits-charge de Pollunder et Green § Karl revoit Clara § Mack apparaît § La lettre de l'oncle § Karl se retrouve seul

§ Clara

« Nous voici arrivés », dit M. Pollunder, précisément dans un moment de somnolence de Karl. La voiture s'arrêta devant une maison de campagne qui, comme toutes les maisons de campagne des gens riches dans les environs de New-York, était plus spacieuse et plus haute qu'il n'est normalement nécessaire pour une maison où ne réside qu'une seule famille. Et comme seul le rez-de chaussée en était éclairé, on ne pouvait guère se rendre compte de sa hauteur. Devant elle bruissaient des marronniers, entre lesquels, par la grille déjà ouverte, courait un petit sentier jusqu'à l'escalier du perron.

À la fatigue qu'il ressentit en descendant de voiture, Karl pensa que le voyage avait dû être assez long. Dans la pénombre de l'allée de marronniers, il entendit près de lui une voix de jeune fille qui disait :
— Ah ! Voici enfin Monsieur Jacob.
— Je m'appelle Rossmann, dit Karl, en serrant la main que lui tendait la jeune fille, dont la silhouette lui apparaissait maintenant.
— C'est simplement le neveu de Jacob, expliqua M. Pollunder, et lui-même s'appelle Karl Rossmann.
— Cela n'enlève rien à notre plaisir de l'avoir ici, dit la jeune fille, qui n'attachait pas grande importance au_nom*.

Karl demanda quand même encore, tout en allant vers la maison entre M. Pollunder et la jeune fille :
— Vous êtes Mlle Clara ?
— Oui, dit-elle, et un peu de lumière provenant de la maison lui laissa distinguer le visage qu'elle tournait vers lui ; mais je ne voulais pas me présenter dans cette obscurité.
— Nous attendait-elle donc à la grille ? se demanda Karl, que la marche réveillait un peu.
— Nous avons d'ailleurs un autre convive ce soir, dit Clara.
— Ce n'est pas possible ! s'exclama M. Pollunder avec irritation.
— M. Green, dit Clara.
— Quand est-il arrivé, demanda Karl, comme saisi d'un pressentiment.
— Il y a un instant. N'avez-vous pas entendu sa voiture, qui se trouvait devant la vôtre ?

Karl leva les yeux vers Pollunder, pour savoir comment il prenait la chose, mais celui-ci avait les deux mains dans les poches, et seul son pas s'était fait plus ferme.
— Il ne sert à rien d'habiter en dehors de New-York, si c'est encore si près, cela n'empêche pas d'être dérangé ; nous allons être obligés de choisir un endroit plus éloigné pour notre résidence, même si je dois pour cela passer la moitié de la nuit en route pour rentrer à la maison.

Ils s'arrêtèrent en bas du perron.
— Mais M. Green n'est pas venu ici depuis longtemps, dit Clara, qui était manifestement de l'avis de son père, mais qui prenait sur elle, car elle voulait le calmer.
— Mais pourquoi donc vient-il justement ce soir ? dit Pollunder, et la colère se lisait déjà sur le bourrelet de sa lèvre inférieure, dont la chair molle et lourde se mettait facilement à trembloter.
— En effet ! dit Clara.

— Peut-être repartira-t-il bientôt, dit Karl, étonné de se retrouver en accord avec des gens qui, la veille, lui étaient encore complètement étrangers.
— Oh non, dit Clara, il a je ne sais quelle grosse affaire avec Papa, dont la discussion prendra certainement du temps, car il m'a déjà menacée pour rire, en me disant que si j'étais une vraie maîtresse de maison, j'allais être obligée de l'écouter jusqu'à demain matin !
— Et encore ça de plus ! Il va donc passer la nuit ici ! s'écria Pollunder, comme si le comble était atteint. J'aurais bien envie (et il il devenait plus aimable en pensant à cela), j'aurais bien envie, Monsieur Rossmann, de vous faire remonter dans ma voiture, et de vous ramener chez votre oncle. Cette soirée est gâchée d'avance, et qui sait quand Monsieur votre oncle vous confiera de nouveau à nous ? Mais si je vous ramène dès maintenant, il ne pourra pas nous refuser de vous avoir une autre fois.

Et il prenait déjà Karl par la main, pour mettre son idée à exécution. Mais Karl ne bougea pas, et Clara insista pour qu'on le laisse rester, car elle et Karl, au moins, ne seraient en rien dérangés par M. Green ; et finalement, Pollunder lui-même se rendit compte de ce que sa décision n'était pas des plus fermes. En outre, - et cela fut peut-être décisif - on entendit soudain M. Green s'écrier depuis le haut du perron, en direction du jardin :
— Mais où êtes-vous donc ?
— Venez, dit Pollunder, en commençant à monter l'escalier du perron. Derrière lui s'avancèrent Karl et Clara qui, dans la lumière maintenant, s'observaient.

Comme ses lèvres sont rouges ! se disait Karl, qui songeait à celles de M. Pollunder et combien elles s'étaient heureusement transformées chez sa fille.
— Après dîner, dit celle-ci, si cela vous convient, nous pourrons aller tout de suite dans mon appartement, et nous au moins, nous serons débarrassés de ce M. Green, même si papa est obligé de s'occuper de lui. Et vous serez bien gentil de me jouer du piano car papa m'a déjà dit que vous jouez très bien, alors que moi j'en suis, hélas, tout à fait incapable, et que je ne touche jamais à mon piano, même si j'adore vraiment la musique.

Karl était tout à fait d'accord avec la proposition de Clara, même s'il eût souhaité faire en sorte que M. Pollunder se joignît à eux. Mais s'il s'était déjà habitué à la corpulence de Pollunder, la taille gigantesque de Green, qui se découvrait peu à peu devant eux tandis qu'il gravissaient les marches, fit perdre à Karl tout espoir de pouvoir arracher ce soir M. Pollunder à un tel homme.

§ Monsieur Green

M. Green les accueillit avec brusquerie, comme s'il y avait beaucoup de temps perdu à rattraper : il prit le bras de M. Pollunder et poussa Karl et Clara devant lui dans la salle à manger, qui, surtout à cause des fleurs disposées sur la table et sortant à demi de rameaux de feuillage fraîchement coupés, avait un air de fête et faisait encore plus regretter la présence de cet hôte importun. Karl, qui attendait près de la table que les autres se soient assis, eut à peine le temps de se réjouir en voyant la grande baie vitrée donnant sur le jardin restée ouverte - elle apportait jusqu'ici un air parfumé, comme si on était sous une tonnelle - que déjà M. Green, tout essoufflé, s'apprêtait à la refermer, se penchant pour atteindre le verrou d'en bas, puis se redressant pour celui du haut, et tout cela avec une rapidité tellement juvénile que le domestique qui s'était précipité ne trouva plus rien à faire. Les premiers mots que M. Green prononça à table, furent pour s'étonner de ce que son oncle eût permis à Karl de venir ici en visite. Il portait à sa bouche l'une après l'autre de pleines cuillerées de potage, tout en expliquant à Clara à sa droite et à M. Pollunder à gauche, pourquoi il était si étonné, et comment son oncle veillait sur Karl, et combien était grande l'affection qu'il avait pour lui, tellement qu'on pouvait difficilement la considérer comme la simple affection d'un oncle.

Comme si ça ne lui suffisait pas de s'imposer ici sans raison, le voilà maintenant qui se mêle de mes rapports avec mon oncle pensait Karl ; et il ne pouvait parvenir à avaler son potage jaune d'or. Mais en suite il ne voulut pas laisser voir à quel point il se sentait mal à l'aise, et il se mit à manger sans mot dire. Le repas se déroula lentement, comme un vrai supplice. Seuls M. Green, et à la rigueur Clara, se montraient encore un peu vifs, et trouvaient parfois matière à rire brièvement. M. Pollunder ne se mêla à la conversation que de rares fois, quand M. Green se mit à parler affaires. Et encore abandonna-t-il bientôt la discussion, si bien que, peu après, M. Green le surprit en le relançant sur le sujet. Il insistait d'ailleurs - et Karl , qui dressait alors l'oreille, comme si quelque chose le menaçait, dut être rappelé à l'ordre par Clara lui disant que le rôti était dans son assiette, et qu'on était à table pour le dîner - il insistait sur le fait qu'il n'avait pas eu d'abord l'intention de faire cette visite inopinée. Car même si l'affaire dont il fallait débattre était extrêmement urgente, il aurait néanmoins été possible de la traiter pour l'essentiel dans la journée, en ville, et d'en remettre les détails au lendemain ou à plus tard. Et il était précisément allé pour cela au bureau de M. Pollunder, bien avant la fermeture, mais il ne l'y avait pas trouvé ; il avait donc été contraint de téléphoner chez lui pour dire qu'il ne rentrerait pas ce soir, et partir en voiture.

— Alors je vous dois des excuses, dit Karl d'une voix forte ; et avant que quelqu'un ait pu répondre, il ajouta : car c'est de ma faute si M. Pollunder a quitté son bureau plus tôt aujourd'hui, et j'en suis vraiment désolé.
— M. Pollunder recouvrit la plus grande partie de son visage avec sa serviette, et Clara fit un sourire à l'adresse de Karl, mais ce n'était pas de la sympathie, c'était plutôt pour tenter de l'influencer.

— Vous n'avez pas besoin de vous excuser, dit M. Green, qui attaquait un pigeon à la pointe du couteau, au contraire : je suis bien content de passer la soirée en si agréable compagnie, plutôt que de rentrer seul dîner chez moi, en compagnie de ma vieille gouvernante, si vieille que le simple fait d'aller de la porte à la table lui est pénible, et que je peux prendre tout mon temps installé dans mon fauteuil pour l'observer pendant son trajet. Il n'y a pas si longtemps que j'ai réussi à obtenir que le serviteur lui apporte les plats jusqu'à la porte de la salle à manger ; mais le trajet de cette porte à ma table relève de son autorité, si je comprends bien.

— Mon Dieu, s'écria Clara, quel dévouement !
— Eh oui, il y a encore des gens dévoués dans le monde, dit M. Green, en portant un morceau à sa bouche, où la langue, comme le remarqua Karl par hasard, venait happer la nourriture. Karl en eut presque la nausée, et il se leva. Presque d'un même mouvement, M. Pollunder et Clara le retinrent par les mains.
— Restez encore à table, dit Clara. Et quand il se fut rassis, elle chuchota : Nous allons bientôt disparaître tous les deux. Patientez.
M. Green avait pendant ce temps tranquillement terminé son repas, comme si c'était le devoir naturel de Clara et de M. Pollunder que de s'occuper de Karl quand il lui provoquait un malaise.

Le dîner traînait en longueur, surtout à cause de la minutie avec laquelle M. Green s'occupait de chaque plat, et toujours prêt à s'emparer du suivant sans se lasser. Il donnait vraiment l'impression de vouloir se venger de sa vieille gouvernante. De temps à autre, il félicitait Mlle Clara d'être une maîtresse de maison de cette qualité, ce qui la flattait visiblement, tandis que Karl était tenté de répliquer, comme s'il l'avait attaquée. Mais M. Green ne s'occupait pas seulement d'elle : il s'inquiétait fréquemment, et sans même lever les yeux de son assiette, du manque évident d'appétit de Karl. M. Pollunder prit en cela la défense de Karl, bien que, en tant que maître de maison, il eût plutôt dû l'encourager à manger. Et de fait, la pression qui s'exerça si lourdement sur Karl durant tout le dîner, le rendit agressif à l'égard de M. Pollunder au point de voir de l'hostilité dans ses propos les plus anodins. Et cela le mettait dans un tel état que, tantôt il dévorait à toute allure, tantôt il laissait retomber mollement couteau et fourchette, devenait le plus passif des convives, à tel point que le domestique qui présentait les plats ne savait plus quoi faire avec lui.

— Je vais raconter dès demain au Sénateur comment vous avez blessé Mlle Clara en ne mangeant rien, dit M. Green, en se contentant de montrer qu'il plaisantait par la façon dont il agitait sa fourchette.
— Voyez donc comme cette demoiselle est triste, continua-t-il, en prenant le menton de Clara, qui se laissa faire en fermant les yeux.

— Pauvre petite ! s'écria-t-il, en se rejetant en arrière sur sa chaise et en riant, le visage très rouge, et avec l'énergie du rassasié. Karl essayait en vain de s'expliquer le comportement de M. Pollunder. Celui-ci était assis devant son assiette et en fixait le fond, comme si c'était là que se passaient les choses vraiment importantes. Il ne cherchait pas à se rapprocher de Karl, et quand il parlait, c'était à tout le monde et à Karl lui-même, il n'avait rien de particulier à dire. Au contraire, il souffrait de voir Green, ce vieux New-Yorkais endurci dans le célibat, caresser ouvertement sa fille, et maltraiter Karl, qui était son invité, ou à tout le moins le traiter en petit garçon. Qui sait à quelles fins M. Green reprenait des forces et prenait ses aises ?

Quand on se fut levé de table, — et Green fut le premier, quand il eut remarqué l'ambiance générale, et il fit du coup se lever tous les autres — Karl alla s'isoler vers une des grandes fenêtres blanches à petits carreaux qui donnaient sur la terrasse, et qui étaient aussi de vraies portes, comme il le vit en s'approchant. Que restait-il de l'aversion que M. Pollunder et sa fille avaient ressentie au début envers M. Green, et qui à ce moment là avait été quasi incompréhensible pour Karl ? Ils se tenaient maintenant debout près de lui, acquiesçant à ce qu'il disait. La fumée du cigare de M. Green, cadeau de Pollunder, — et d'une taille telle que celle dont son père, quelquefois, à la maison, aimait à parler comme d'une chose réelle mais qu'il n'avait sans doute jamais vue de ses propres yeux — cette fumée se répandait dans la pièce, et propageait ainsi l'influence de Green dans des angles et des recoins où il ne pourrait jamais pénétrer lui-même. Si éloigné que fût Karl, cette fumée venait pourtant lui chatouiller les narines, et le comportement de M. Green, vers lequel il jeta rapidement un coup d'oeil de là où il était, lui parut odieux. Maintenant il ne lui semblait pas impossible que les réticences prolongées de son oncle à lui permettre cette visite aient pu être causées par la connaissance qu'il avait de la faiblesse de caractère de M. Pollunder, et que par conséquent, même sans l'avoir prévu exactement, il avait peut-être pressenti qu'elle pourrait être l'occasion pour Karl de se trouver dans une situation gênante.

La jeune américaine ne lui plaisait pas non plus, même s'il n'avait pas pu l'imaginer plus jolie qu'elle n'était. Depuis que M. Green s'était occupé d'elle, il était même surpris de la beauté que pouvait avoir son visage, et particulièrement de l'éclat de ses yeux toujours en mouvement. Il n'avait encore jamais vu une robe si bien ajustée au corps que la sienne, et ces petits plis qui indiquaient à quel point la solide et fine étoffe jaune était tendue. Et pourtant, Karl n'avait que faire d'elle, il aurait de beaucoup préféré renoncer à visiter son appartement, si, au lieu de cela, il avait pu ouvrir la porte dont il avait à tout hasard saisi la poignée, et s'engouffrer dans la voiture, ou bien, si le chauffeur dormait déjà, rentrer seul à pied à New-York.

La nuit que rendait claire la pleine lune resplendissante penchée vers lui était à tout le monde, et Karl trouvait insensé qu'il pût y avoir quelque chose à craindre au dehors. Il se représenta — et pour la première fois il se sentit à l'aise dans cette pièce —, comment il suprendrait son oncle en arrivant le matin, — car s'il revenait à pied à la maison il ne pourrait guère arriver plus tôt. Il n'était encore jamais allé dans la chambre à coucher de son oncle, il ne savait même pas où elle se trouvait, mais il se la ferait indiquer. Alors il toquerait à la porte, et après avoir entendu « Entrez ! », il s'y précipiterait en courant, et surprendrait son cher oncle, qu'il n'avait connu jusque-là que boutonné jusqu'au cou et tiré à quatre épingles, encore assis dans son lit, en chemise de nuit, les yeux écarquillés par l'étonnement et fixés sur la porte. Ce n'était peut-être pas grand-chose en soi, mais que l'on songe à toutes les conséquences que cela pouvait avoir ! Pour la première fois, peut-être, il prendrait son petit-déjeuner en tête à tête avec son oncle, lui dans son lit, et lui-même sur une chaise, avec le petit-déjeuner sur une petite table entre eux deux ; ce petit-déjeuner à deux deviendrait peut-être une habitude, et peut-être qu'à cause de cela (c'était à peu près inévitable !) ils se retrouveraient plusieurs fois par jour et pourraient ainsi se parler plus librement. Ce n'était au fond que par manque de discussions franches comme cela qu'il s'était aujourd'hui montré quelque peu indocile, voire entêté, envers son oncle. Et bien qu'il lui faille certainement demeurer ici toute la nuit, il le semblait bien, même si on le laissait planté là devant la fenêtre, peut-être que cette malheureuse visite allait constituer le tournant vers une meilleure attitude de son oncle envers lui, et peut-être que son oncle lui-même, ce soir, dans sa chambre à coucher, se faisait le même genre de réflexions ?

§ Avec Clara

Un peu réconforté, il fit demi-tour. Clara se trouvait devant lui et elle dit :
— Vous ne vous plaisez donc vraiment pas chez nous ? Ne voulez-vous pas vous y sentir un peu comme chez vous ? Venez donc, je vais faire une dernière tentative.

Elle lui fit traverser toute la pièce jusqu'à la porte. À une table sur le côté étaient assis les deux messieurs devant de grands verres pleins d'une mousse légère, quelque chose que Karl ne connaissait pas, et qu'il aurait bien aimé goûter. M. Green avait un coude sur la table, et son visage était le plus près possible de celui de M. Pollunder ; si on ne connaissait pas M. Pollunder, on pouvait croire qu'ils discutaient de projets criminels, et non pas de leurs affaires ! M. Pollunder suivit Karl des yeux jusqu'à la porte avec un regard amical. Mais pendant ce temps, et bien que d'ordinaire on ait plutôt tendance à suivre le regard de celui qui est en face de vous, Green ne se retourna pas le moins du monde vers Karl, et ce dernier vit dans cette attitude l'expression de la conviction de Green selon laquelle ils ne devaient compter que sur leurs propres forces, lui Green d'un côté, et Karl de l'autre, et que le temps finirait bien par décider du rapport qui devait s'établir entre eux, par la victoire ou l'anéantissement de l'un des deux.

« Si c'est là ce qu'il pense, se dit Karl, il est fou. Je n'attends vraiment rien de lui, et il devrait bien me fiche la paix. »

À peine était-il dans le couloir qu'il se rendit compte qu'il s'était certainement conduit de façon bien impolie, car en ayant les yeux rivés sur Green, il s'était laissé presque traîner en dehors de la pièce par Clara. Mais il ne la suivit pourtant qu'avec plus d'empressement. Tout en marchant, il n'en crut d'abord pas ses yeux : tous les vingt pas, un domestique dans une riche livrée brandissait* à deux mains un lourd candélabre.
— La nouvelle installation électrique n'a été encore faite que dans la salle à manger, lui expliqua Clara. Il y a peu de temps que nous avons acheté cette maison, et que nous avons entrepris de la refaire entièrement transformer, pour autant que l'on puisse transformer une vieille maison avec une architecture aussi bizarre.
— Il y a donc déjà des vieilles maisons en Amérique ? dit Karl.
— Bien sûr ! répondit Clara en riant, en l'entraînant un peu plus loin. Vous avez des idées curieuses sur l'Amérique !
— Ne vous moquez pas de moi, dit Karl, avec aigreur. En fin de compte, il connaissait l'Europe et l'Amérique, lui... Et elle, seulement l'Amérique  !

En passant, Clara poussa une porte du bout des doigts, et dit sans s'arrêter :
— C'est ici que vous dormirez.

Bien entendu Karl voulut voir tout de suite la chambre, mais Clara expliqua, en criant presque, et en montrant de l'impatience, que ce n'était pas le moment, et qu'il fallait d'abord qu'il la suive. Dans le couloir, elle le tira de son côté et Karl un peu du sien, jusqu'à ce que, finalement, il décide qu'il n'avait pas à faire les quatre volontés de Clara : il se dégagea, et entra dans la chambre. Il y régnait une pénombre surprenante du côté la fenêtre, à cause de la cîme d'un arbre qui se balançait majestueusement devant elle. On entendait des chants d'oiseaux. Dans la pièce elle-même, que la clarté de la lune n'atteignait pas encore, on ne pouvait presque rien distinguer. Karl regrettait de n'avoir pas emporté la lampe de poche que son oncle lui avait offerte. Car dans cette maison une lampe de poche était quelque chose d'absolument indispensable ! Avec quelques-unes comme ça, on aurait pu envoyer se coucher les domestiques. Il s'assit sur le rebord de la fenêtre, regardant et prêtant l'oreille au dehors. Un oiseau un instant dérangé dans son sommeil se frayait un passage dans la ramure du vieil arbre. Le sifflet d'un train de la banlieue new-yorkaise retentit quelque part. À part cela, tout était calme.

Mais pas pour longtemps, car Clara revenait déjà :
— Qu'es-ce que ça veut dire ? s'écria-t-elle, très en colère, et tapotant sa robe. Karl voulut attendre pour répondre qu'elle soit redevenue plus polie. Mais elle fonça sur lui en criant : « Alors vous venez avec moi, oui ou non ? » et délibérément, ou sous le coup de la colère, elle lui flanqua une telle tape sur la poitrine qu'elle l'eût fait tomber par la fenêtre, si au même instant il ne s'était laissé glisser du rebord et n'avait reposé les pieds par terre.
— Encore un peu et je passais par dessus bord  ! dit-il d'un ton de reproche.
— Dommage que ça ait raté. Pourquoi êtes-vous si désagrable ? Je vais vous faire tomber pour de bon, cette fois !

Et effectivement, elle le le prit à bras le corps et le traîna presque jusqu'à la fenêtre, profitant de la surprise de Karl qui sur le moment ne pensa même pas à se faire lourd, et de ses muscles endurcis par la pratique du sport. Mais Karl se ressaisit, fit un demi-tour sur lui-même, et l'agrippa à son tour.
— Mais vous me faites mal ! s'exclama-t-elle aussitôt.

Mais Karl se dit que maintenant il ne lâcherait plus ; il la laissa marcher comme elle le voulait, mais en la suivant et sans lâcher prise. C'était d'ailleurs très facile de la tenir ainsi, avec cette robe moulante !

— Lâchez-moi, murmura-t-elle - et son visage en feu était tout contre le sien, il devait même faire un un effort pour la voir, tant elle était proche de lui - lâchez-moi, et je vous donnerai quelque chose de beau.
— « Pourquoi se plaint-elle ainsi, se demandait Karl. Elle ne peut pas avoir mal, je ne la serre pas beaucoup. » Et il ne la lâchait toujours pas.

Mais soudain, après un court instant d'immobilité silencieuse et d'inattention, il sentit de nouveau la force de la jeune fille se manifester, et voilà qu'elle se dégageait, qu'elle lui faisait maintenant une prise au bras et lui bloquait les jambes avec les pieds selon une étonnante technique de combat, et reprenant son souffle dans les règles de l'art, le plaquait contre le mur ! Et comme un canapé se trouvait là, elle y fit tomber Karl, et lui dit, en se penchant à peine vers lui :

— Maintenant bouge donc, si tu peux !
— Chatte folle, chatte enragée ! put juste lui crier Karl dans la fureur et la honte qui l'agitaient. Tu n'es qu'une chatte en folie, une enragée !
— Attention à ce que tu dis ! fit-elle, en faisant glisser l'une de ses mains jusqu'à au cou de Karl, et en se mettant à le serrer si fort que Karl ne fut bientôt plus capable d'autre chose que de se débattre pour respirer, tandis qu'elle portait l'autre main sur sa joue, puis la retirait, et recommençait de plus loin, comme pour ajuster son coup, et menaçant à chaque instant de lui asséner une gifle.

— Et que dirais-tu, demanda-t-elle alors, si je te punissais pour ta mauvaise conduite envers une Dame, en te donnant une bonne gifle avant de te renvoyer chez toi ? Peut-être que cela te serait utile à l'avenir, même si ça ne devait pas être un bon souvenir. Tu me fais de la peine, au fond... Tu es assez joli garçon ; tu aurais dû apprendre un peu le Jiu-Jitsu, et peut-être alors m'aurais-tu mis une raclée ! et pourtant, et pourtant... J'ai une envie folle de te gifler, à te voir ainsi étendu... Sûr que je le regretterais - mais sache bien que si je le fais c'est presque sans le vouloir. Et alors, bien entendu, ce ne sera pas seulement une, mais de chaque côté, à droite et à gauche, que je te giflerai, jusqu'à ce que ta joue en soit enflée. Et peut-être que, si tu es un homme d'honneur, ce que je suis prête à croire, tu ne pourras vivre plus longtemps après avoir été giflé, et que tu voudras quitter ce monde. Mais pourquoi t'es-tu comporté ainsi envers moi ? Est-ce que je ne te plais pas ? Ça ne t'intéresse pas de venir dans ma chambre ? Attention ! J'ai bien failli à l'instant te mettre une gifle presque sans le faire exprès... Si tu t'en tires comme ça pour aujourd'hui, tâche de mieux te conduire la prochaine fois. Je ne suis pas ton oncle, pour que tu puisses me défier. Il faut surtout que tu saches que si je te laisses partir sans te gifler, tu ne dois pas croire pour cela que du point de vue de l'honneur, le fait de t'en tirer comme ça n'est pas la même chose que d'avoir été vraiment giflé. Si tu le croyais, alors j'aimerais mieux te gifler pour de bon tout de suite ! Et que dira Mack quand je vais lui raconter tout ça ? 

Tandis qu'elle parlait de Mack, elle lâcha Karl, et dans les pensées confuses de celui-ci, Mack apparut comme un libérateur... Il sentait encore un peu la main de Clara sur son cou, et se tortilla donc encore un peu, puis resta tranquillement allongé.

Elle lui ordonna de se lever ; il ne répondit ni ne bougea. Elle alluma une bougie quelque part, et la pièce s'éclaira. Des zébrures bleues apparurent au plafond, mais Karl demeura étendu, la tête sur le coussin du canapé, tel que Clara l'avait mis, et sans la déplacer d'un pouce. Clara allait et venait dans la pièce, sa robe crissait en caressant ses jambes ; elle resta un bon moment près de la fenêtre. Enfin elle demanda :
— Fini de bouder ?

Karl trouvait difficile à supporter de ne pouvoir être en paix dans cette chambre que M. Pollunder lui avait pourtant attribuée pour passer la nuit. Il y avait cette fille qui allait et venait, ou qui s'arrêtait et parlait, et d'elle, il en avait vraiment par-dessus la tête ! Il ne désirait qu'un chose : dormir tout de suite et partir d'ici. Il ne voulait même plus dormir dans un lit, mais simplement rester ici, sur le canapé. Il guettait seulement le départ de Clara, pour bondir derrière elle jsuqu'à la porte, la verrouiller, et revenir se jeter sur le canapé. Il éprouvait un irrépressible besoin de s'étirer et de bailler - mais il ne voulait pas faire cela devant Clara.Alors il restait là, regardait le plafond, il sentait son visage devenir de plus en plus inerte, et une mouche tournoyait devant ses yeux sans qu'il sache vraiment de quoi il s'agissait. Clara revint de nouveau vers lui, se pencha pour être dans l'axe de son regard, et s'il ne s'était pas fait violence, il eût été obligé de la regarder.

— Je m'en vais, dit-elle. Peut-être que tout à l'heure tu auras plaisir à venir me voir. La porte de ma chambre est la quatrième à partir de celle-ci, de ce côté du couloir. Tu passes encore trois portes et celle devant laquelle tu arrives alors est la bonne. Je ne descendrai plus au salon, je reste désormais chez moi. D'ailleurs tu m'as bien fatiguée. Je ne t'attendrai pas spécialement, mais si tu veux venir, viens. Et souviens-toi que tu m'as promis de me jouer quelque chose au piano. Mais peut-être que je t'ai complètement mis à plat, et que tu ne peux même plus bouger ? Alors reste, et dors tant que tu veux. Pour l'instant, je ne dirai rien de notre dispute à mon père ; je te le précise, pour le cas où cela te tracasserait. Et là-dessus, malgré sa prétendue fatigue, en deux bonds elle quitta la pièce.

§ Karl dans le noir

Karl se redressa aussitôt : demeurer ainsi étendu lui était devenu insupportable. Pour se donner un peu d'exercice, il alla jusqu'à la porte, et regarda dans le couloir. Quelle obscurité ! Il fut bien content de refermer la porte, de mettre le verrou, et de revenir à sa table, à la lueur de la bougie. Il avait résolu de ne pas demeurer plus longtemps dans cette maison, mais de descendre et d'aller trouver M. Pollunder, pour lui dire franchement comment Clara l'avait traité, - il se fichait bien de lui avouer qu'il avait eu le dessous - et, fort de ce motif amplement suffisant, lui_demander* la permission de rentrer à pied ou en voiture. Et si M. Pollunder trouvait à redire à ce retour inopiné, alors il le prierait au moins de le faire conduire à l'hôtel le plus proche par un domestique. Karl se disait bien que ce n'était pas normal de se comporter ainsi envers un hôte aimable, mais il était encore plus rare de se comporter envers un invité ainsi que l'avait fait Mlle Clara envers lui.

Et en plus, elle avait considéré comme une gentillesse de sa part la promesse de ne pas parler à M. Pollunder de la façon dont elle l'avait maltraité - et ça, c'était déjà scandaleux ! On ne l'avait tout de même pas fait venir pour un combat de catch, dans lequel il aurait pu alors se sentir humilié d'avoir été mis au tapis par une fille qui, elle, avait sans doute passé le plus clair de son temps à apprendre des prises ! Peut-être en fin de compte était-ce Mack qui les lui avait enseignées ? Qu'elle lui raconte tout : il verrait suffisamment clair là-dedans, Karl le savait bien, même s'il n'avait jamais eu l'occasion de le vérifier directement. Karl savait aussi d'ailleurs que si Mack lui donnait des leçons, à lui, il ferait des progrès bien plus grands que Clara. Et un jour il reviendrait ici, très probablement sans y être invité, et il examinerait bien entendu tout de suite les lieux, dont l'exacte connaissance avait été un gros avantage pour Clara, et il empoignerait alors cette même Clara, et la jetterait sur ce même petit canapé où elle l'avait fait tomber aujourd'hui.

Mais pour le moment il ne s'occupait que de retrouver le chemin du salon, où il avait en arrivant, par distraction, certainement abandonné son chapeau n'importe où. Il allait évidemment emporter la bougie ; mais même avec de la lumière, il n'était pas si facile de s'y retrouver. Par exemple, il ne savait même pas si cette chambre était au même étage que le salon : depuis qu'il était arrivé, Clara l'avait toujours entraîné, et il n'avait guère eu le loisir de regarder autour de lui. Monsieur Green et les domestiques portant des flambeaux avaient, eux aussi, distrait son attention. Bref, il ne savait même plus maintenant s'ils avaient emprunté un ou deux escaliers, ou même pas du tout. Et pour en finir, d'après la vue que l'on en avait, la chambre paraissait être située assez haut, et il pensait donc qu'ils avaient dû monter un escalier pour y venir ; mais comme il fallait déjà monter des marches pour atteindre le vestibule, pourquoi ce côté-ci de la maison n'aurait-il pas été lui aussi surélevé ? Si seulement il pouvait y avoir dans le couloir au moins un rai de lumière sous une porte, ou qu'on entende quelque part une voix au loin, même faiblement !

Sa montre de gousset* - cadeau de son oncle - indiquait onze heures. Karl prit la bougie et sortit dans le couloir. Il laissa la porte ouverte pour le cas où, si sa recherche s'avérait vaine, il puisse au moins retrouver sa chambre, et au pire, ensuite, celle de Clara. Et pour plus de sûreté, pour qu'elle ne risque pas de se refermer toute seule, il la bloqua avec une chaise. Dans le couloir, il prit instinctivement à gauche, à l'opposé de la porte de la chambre de Clara ; mais un malencontreux courant d'air se mit à souffler, et même très faible, il risquait de souffler la bougie, et Karl dut couvrir la flamme de sa main, et s'arrêter de temps en temps, pour permettre à la flamme, qui se couchait, de se relever. Il progressait lentement, et le chemin à parcourir en paraissait deux fois plus long. Karl avait déjà parcouru une grande longueur de mur sans rencontrer aucune porte, et on ne pouvait donc pas se représenter ce qu'il y avait derrière. Puis de nouveau il y eut une succession de portes, et il essaya d'en ouvrir plusieurs ; mais elles étaient fermées à clé, et de toute évidence inoccupées. C'était un gaspillage de place extraordinaire, et Karl pensa aux quartiers est de New-York, que son oncle lui avait promis de lui montrer, et où, disait-on, plusieurs familles vivaient dans la même petite pièce, et où le foyer de chacune d'elles consistait seulement en un recoin dans lequel les enfants se serraient autour des parents. Ici au contraire, tant de pièces restaient vides, dont la seule fonction semblait être de sonner creux quand on frappait à leur porte ! M. Pollunder apparut à Karl comme quelqu'un que de faux amis entraînaient sur une mauvaise pente, et tellement entiché de sa fille qu'il en était perverti. L'oncle l'avait certes bien jugé, et seul le principe qu'il s'était fait de ne pas influencer le jugement de Karl à propos des gens avait été reponsable de cette visite et de ces déambulations dans les couloirs. Karl, dès demain, dirait cela tout net à son oncle, car toujours en vertu du même principe, il écouterait volontiers et tranquillement le jugement que formulerait son neveu à son égard. Ce principe, d'ailleurs, était peut-être la seule chose qui ne plût pas à Karl chez son oncle ; et encore cette désapprobation n'était-elle pas complète.

Le mur disparut soudain d'un côté, remplacé par une froide balustrade de marbre. Karl posa la bougie près de lui, et se pencha prudemment pour regarder vers le bas. Il ne perçut que le souffle d'un vide obscur. Si c'était là le grand hall de la maison - à la lueur de la bougie il aperçut un morceau de plafond courbé en voûte - pourquoi donc n'était-on pas entré par là ? À quoi pouvait bien servir cette pièce vaste et profonde ? On avait l'impression d'être là comme sur la galerie d'une église. Karl regretta presque de ne pouvoir rester dans cette maison jusqu'au lendemain, car il aurait bien voulu tout visiter au grand jour, et se faire tout expliquer par M. Pollunder.

La balustrade n'était pas particulièrement longue, et Karl se retrouva bientôt de nouveau dans le couloir sans issue. Quand ce couloir présenta soudain un coude, Karl vint buter brutalement contre le mur, et ce n'est que parce qu'il tenait si fermement sa bougie qu'il put heureusement éviter qu'elle ne tombe et ne s'éteigne. Mais puisque le couloir n'en finissait pas, qu'il n'offrait aucune fenêtre, aucune possibilité de voir à l'extérieur, ni vers le haut, ni vers le bas, que rien ne se montrait, Karl commença à penser qu'il tournait en rond, et se mit à espérer qu'il retrouverait bientôt la porte de sa chambre restée ouverte, mais il ne retrouva ni cette porte, ni la balustrade. Jusqu'à présent Karl s'était retenu d'appeler quelqu'un, car il ne voulait pas faire de bruit à une heure aussi tardive dans une maison inconnue, mais maintenant il se rendait compte que dans cette maison sans lumière il n'y avait rien de répréhensible à le faire, et il s'apprêtait à pousser un « Y a quelqu'un ? » retentissant, quand il aperçut, du côté où il était venu lui-même, une petite lueur qui venait vers lui. Il découvrit alors seulement la vraie longueur de ce couloir rectiligne. La maison était une vraie forteresse, plutôt qu'une villa. Si grande était la joie de Karl à la vue de cette lumière qui approchait, qu'il en oublia toute prudence, et courut vers elle ; dès les premières foulées, sa bougie s'éteignit. Il ne s'en inquiéta pas outre mesure, car elle ne lui était plus d'un grand secours : un vieux domestique venait vers lui avec une lanterne, et il pourrait certainement lui montrer le chemin.

§ Le domestique

— Qui êtes-vous ? demanda le domestique ; et il approcha sa lanterne du visage de Karl, en éclairant du même coup le sien, qui apparut à Karl comme quelque chose de rigide, émergeant d'une grande barbe blanche, qui se terminait en boucles soyeuses sur sa poitrine. « Ce doit être un serviteur fidèle pour qu'on l'autorise à porter une telle barbe », se dit Karl. Et il observait la longueur et la largeur de celle-ci, sans se sentir gêné par le fait qu'il était lui-même observé. Et du reste, il répondit aussitôt qu'il était l'invité de M. Pollunder, qu'il avait voulu aller de sa chambre à la salle à manger, et qu'il n'avait pu réussir à la trouver.

— Eh oui ! dit le domestique, l'électricité n'est pas encore installée par ici.
— Je le sais, dit Karl.
— Ne voulez-vous pas allumer votre bougie à ma lampe ? demanda le domestique.
— S'il vous plaît, dit Karl. Et c'est ce qu'il fit.
— Il y de tels courants d'air dans les couloirs, dit le domestique, que les bougies s'éteignent, et c'est pourquoi j'ai une lanterne.
— Oui, une lanterne est bien plus pratique, dit Karl.
— Et d'ailleurs vous êtes déjà couvert de taches de bougie, dit le domestique, en éclairant son costume.

— Ah ! je ne m'en étais pas encore aperçu ! s'écria Karl, fort contrarié, car c'était un costume noir, dont son oncle avait dit que c'était celui-là qui lui allait le mieux. Mais l'empoignade avec Clara ne lui avait sans doute pas fait grand bien non plus, se rappela-t-il soudain. Le domestique fut assez complaisant pour le lui nettoyer du mieux possible, rapidement. Karl se tournait et retournait pour lui montrer ici ou là une tache encore, que le domestique essuyait docilement.
— Comment se fait-il qu'il y ait tant de courants d'air ? demanda Karl, comme ils se remettaient en marche.
— C'est qu'il y a encore bien des choses à reconstruire, dit le domestique. On a à peine commencé à démolir, et cela n'avance guère. Et puis maintenant, voilà que les ouvriers du bâtiment sont en grève, comme vous le savez peut-être. On a bien des soucis avec de tels travaux ! On vient encore de faire deux brèches dans les murs que personne ne rebouche, et le vent passe à travers toute la maison. Si je n'avais pas bourré de la ouate dans mes oreilles, je n'y pourrais pas tenir.

—Il faut donc que je parle plus fort ? demanda Karl.
— Non, vous avez une voix très claire, dit le domestique. Mais pour en revenir aux travaux, c'est ici, à proximité de la chapelle qui sera plus tard séparée du reste de la maison, que le courant d'air est particulièrement insupportable.
— La balustrade sur laquelle on tombe en suivant ce couloir, mène donc aussi à une chapelle ?
— Oui.
— C'est bien ce que j'avais tout de suite pensé, dit Karl.
— Elle vaut le coup d'oeil, dit le domestique. Sans elle, M. Mack n'aurait sûrement pas acheté la maison.
— M. Mack ? s'étonna Karl. Je croyais que la maison appartenait à M. Pollunder ?
— Bien sûr, dit le domestique. Mais c'est M. Mack qui a fait pencher la balance pour cette acquisition. Vous ne connaissez pas M. Mack ?

— Mais si, dit Karl. Mais quels sont donc ses rapports avec M. Pollunder ?
— C'est le fiancé de la demoiselle, dit le domestique.
— Ça, je ne le savais pas, dit Karl, qui demeura figé.
— Cela vous étonne à ce point ? demanda le domestique.
— Je dois seulement me faire à cette idée. Quand on n'est pas au courant d'une situation comme celle-là, on peut commettre les plus graves impairs ! répondit Karl.
— Cela m'étonne qu'on ne vous ait pas mis au courant, dit le domestique.
— Oui, c'est vrai, dit Karl, un peu penaud.
— On a dû penser que vous le saviez, dit le domestique, car ce n'est pas une nouveauté. Et tenez, nous sommes arrivés. Il ouvrit une porte qui donnait sur un escalier descendant directement vers la salle à manger, toujours aussi vivement éclairée qu'à l'arrivée.

Avant que Karl ne pénètre dans la pièce où l'on continuait à entendre les voix de M. Pollunder et de M. Green comme deux heures plus tôt, sans que rien n'ait changé, le domestique ajouta :
— Si vous voulez, je peux vous attendre ici et je vous reconduirai dans votre chambre. Il est toujours un peu difficile ici de s'y retrouver, la première fois.
— Je ne retournerai pas dans ma chambre, dit Karl. Et il se demanda pourquoi avoir dit cela le rendait triste.
— Ce ne sera pas si terrible que ça... dit le domestique en souriant avec une certaine condescendance, et en lui tapotant le bras. Il avait sans doute cru comprendre, d'après les mots de Karl, que celui-ci envisageait de passer la nuit dans la salle à manger, à bavarder et à boire en compagnie de ces Messieurs. Karl n'était pas d'humeur à lui faire des confidences ; mais il pensait que ce domestique, qui lui plaisait plus que tous les autres ici, allait pouvoir lui indiquer comment rejoindre New-York, et il lui dit donc :
— Si vous voulez m'attendre ici, c'est vraiment très aimable de votre part, et je vous en suis très reconnaissant. De toutes façons, je serai de retour dans peu de temps, et je vous dirai alors ce que je compte faire. Mais je pense bien que votre aide me sera encore nécessaire.
— Bien monsieur, dit le domestique, qui posa sa lanterne sur le sol, et s'assit sur un petit soubassement resté inutilisé, sans doute du fait des travaux. Je vais donc vous attendre ici. Vous pouvez aussi me laisser votre bougie, dit-il encore, alors que Karl s'apprêtait à entrer dans la pièce, avec sa bougie allumée.

— Que je suis distrait  ! dit Karl.

Et il tendit la bougie au domestique, qui se contenta de hocher la tête, sans que l'on pût savoir si c'était intetionnel ou seulement parce qu'il se caressait la barbe.

Karl ouvrit la porte, qui grinça bruyamment sans que Karl y fût pour rien, car elle était faite d'une seule grande plaque de verre qui pliait presque quand on l'ouvrait brutalement en ne la tenant que par la poignée. Karl, effrayé, lâcha la porte, car il aurait voulu entrer sans faire le moindre bruit. Sans même se retourner, il remarqua cependant la façon dont le domestique, qui avait manifestement quitté son poste, refermait la porte avec précaution et sans faire le moindre bruit.

§ Karl demande à partir

— Veuillez m'excuser si je vous dérange, dit Karl aux deux Messieurs, qui le regardaient d'un air très étonné. Et en même temps, il parcourait la pièce du regard, dans l'espoir d'y retrouver rapidement son chapeau. Mais il ne le voyait nulle part : la table du dîner était complètement débarrassée, et peut-être avait-on emporté le chapeau dans les cuisines, ce qui l'ennuyait beaucoup.

— Qu'avez vous donc fait de Clara ? demanda M. Pollunder. Cette intrusion ne semblait pas vraiment lui déplaire, car il se replaça dans son fauteuil en se tournant tout à fait vers Karl. M. Green, lui, faisant celui qui n'est pas concerné, sortit un portefeuille qui en son genre était véritablement monstrueux par sa taille et son épaisseur, sembla chercher quelque chose de précis dans les nombreuses poches, tout en lisant au passage d'autres papiers qui lui tombaient sous la main.

— J'aurais quelque chose à vous demander, que vous ne devez surtout pas mal interpréter, dit Karl. Et il alla droit vers M. Pollunder, en posant la main sur le bras de son fauteuil pour être tout près de lui.
— Quelle sorte de demande est-ce donc ? dit M. Pollunder en adressant à Karl un regard franc et sans arrière-pensées. Elle est bien entendu accordée d'avance !

Et il passa son bras autour de Karl, l'attirant entre ses genoux. Karl se laissa faire volontiers, même s'il avait tendance à se trouver trop vieux pour être traité ainsi. Et sa demande n'en devenait que plus difficile à formuler.

— Comment vous plaisez-vous ici ? demanda M. Pollunder. Est-ce que vous ne croyez pas que l'on se sent plus libre ici, à la campagne, quand on arrive de la ville ? En général (et il lança vers Green un regard sans équivoque en se cachant un peu derrière Karl), en général, c'est ce que je ressens à chaque fois, soir après soir.
— Il parle, se dit Karl, comme s'il ignorait tout de cette grande maison, des couloirs sans fin, de la chapelle, des pièces désertes, de l'obscurité partout !
— Et alors, dit M. Pollunder, cette demande ? Et gentiment, il secouait un peu Karl qui restait là, muet, mais qui finit par dire :

— S'il vous plaît... - et il eut beau baisser la voix, il ne put empêcher d'être entendu par Green qui était assis à côté, Green pour qui cette demande allait à coup sûr apparaître comme un désaveu de Pollunder, ce que Karl aurait voulu éviter - s'il vous plaît, permettez-moi de rentrer chez moi, dès maintenant, cette nuit même.

Et comme le plus dur était dit, le reste vint tout seul et d'autant plus vite ; il dit, et sans mentir le moins du monde, des choses auxquelles il n'avait même pas pensé auparavant :
— Je désire par dessus tout rentrer à la maison. Je reviendrai volontiers, car là où vous êtes, M. Pollunder, j'aime à y être aussi. Mais aujourd'hui, il m'est vraiment impossible d'y rester. Vous le savez, mon oncle ne m'a pas volontiers accordé la permission de vous faire cette visite. Il avait certainement de bonnes raisons pour cela, comme pour tout ce qu'il fait ; et je suis tout de même venu ici en lui arrachant cette permission à l'encontre de ce qu'il pensait, lui qui est plus avisé que moi. J'ai carrément abusé de l'affection qu'il me porte. Ce qui le contrariait à propos de cette visite est désormais sans importance, je sais seulement qu'il n'y avait rien là-dedans qui eût pu vous blesser, M. Pollunder, vous, son ami préféré, le meilleur de tous ses amis. Aucun autre, et de loin, ne peut se comparer à vous dans l'amitié que vous porte mon oncle. C'est d'ailleurs là l'unique excuse de mon indocilité, même si elle est insuffisante. Mais vous n'avez peut-être pas une connaissance exacte des relations entre mon oncle et moi-même, et je ne parlerai donc que de ce qui est le plus éclairant à ce propos.

Aussi longtemps que je n'en aurai pas terminé avec mes études d'anglais, et que je ne me serai pas vraiment familiarisé avec la pratique du commerce, je serai entièrement dépendant des bontés de mon oncle, auxquelles je peux d'ailleurs prétendre en vertu des liens familiaux. Ne croyez pas que je puisse gagner ma vie honorablement dès à présent, d'une façon ou d'une autre - et que Dieu me préserve d'y parvenir autrement ! Mon éducation fut malheureusement trop théorique pour cela. J'ai fait quatre ans dans un Lycée européen où j'ai été un élève moyen, et en ce qui concerne l'aptitude à gagner de l'argent, c'est moins que rien : la formation dans nos Lycées est très archaïque. cela vous ferait rire, si je vous racontais ce que j'ai appris. Quand on poursuit ses études, au-delà du Lycée, on va à l'Université, tout finit certainement par s 'équilibrer, et on finit par avoir une formation convenable, qui permet d'entreprendre quelque chose, et qui est encourageante pour commencer à gagner sa vie. Mais moi, je n'ai malheureusement pas pu suivre ce cursus normal ; et je pense bien souvent que je ne connais quasiment rien, que de toutes façons ce que je pourrais apprendre serait encore bien trop peu pour l'Amérique. Dans mon pays, on commence maintenant à créer, ici et là, des Lycées modernes, où l'on peut apprendre les langues vivantes et peut-être aussi les techniques commerciales. Mais quand je suis sorti de l'école primaire, cela n'existait pas. Mon père avait l'intention de me faire donner des cours d'anglais, mais je ne pouvais pas alors soupçonner le malheur qui allait s'abattre sur moi et combien l'anglais me serait utile ; et de plus, j'avais beaucoup de travail au Lycée, si bien qu'il ne me restait pas beaucoup de temps pour étudier autre chose.

Si je vous raconte tout cela, c'est pour que vous compreniez combien je suis dépendant de mon oncle, et combien de ce fait je lui suis obligé. Vous comprendrez fort bien que je ne puis me comporter autrement, et que je ne puis faire la moindre chose qui aille à l'encontre de sa volonté ou de ce que je crois qu'elle peut être. C'est pourquoi je dois rentrer au plus vite, pour réparer au moins en partie la faute que j'ai commise à son égard.

Pendant ce long discours que lui faisait Karl, M. Pollunder avait écouté attentivement, le serrant contre lui, même imperceptiblement, à chaque fois qu'il était question de l'oncle ; il avait aussi plusieurs fois lancé des regards graves et comme interrogateurs en direction de Green qui continuait à s'occuper de son portefeuille. Karl, de son côté, était devenu plus nerveux en prenant conscience, à mesure qu'il parlait, de sa situation vis à vis de son oncle, et il avait involontairement commencé à se dégager du bras de Pollunder. Tout ici l'oppressait : le chemin qui conduisait à son oncle en passant par la porte vitrée, l'escalier, l'allée, les routes de campagne, les faubourgs, puis la grande rue qui débouchait sur la maison, tout cela lui apparaissait comme quelque chose de très compact, mais à la fois vide et lisse, quelque chose qui était préparé pour lui, et qui l'appelait d'une voix impérieuse. La bonté de M. Pollunder et la férocité de M. Green s'estompaient, et il n'attendait plus rien d'autre dans cette pièce enfumée que la permission de partir. Certes, il sentait bien que c'en était fini avec M. Pollunder, qu'il était prêt à s'opposer à M. Green, et cependant il se sentait envahi par une sourde angoisse dont le déferlement lui brouillait les yeux.

Il fit un pas en arrière, se retrouvant alors à la même distance de M. Pollunder et de M. Green.
— N'aviez-vous pas quelque chose à lui dire ? demanda M. Pollunder à M. Green - et il lui prit la main comme pour le supplier.
— Je ne vois pas ce que je pourrais lui dire, déclara M. Green, qui avait fini par tirer une lettre de son portefeuille* et l'avait posée devant lui sur la table.

§ Karl se prépare à partir

— C'est tout à son honneur de vouloir revenir chez son oncle, poursuivit-il, et on peut penser qu'il lui ferait un grand plaisir en agissant ainsi. Mais il se pourrait aussi qu'il l'ait bien trop fâché en se montrant si indocile. Et dans ce cas, il vaudrait mieux qu'il reste ici... Il est bien difficile de se prononcer là-dessus. Nous sommes tous les deux des amis de son oncle, et on aurait bien de la peine à établir une préséance entre nos deux amitiés ; mais nous ne pouvons pas sonder le fond de sa pensée, et ce d'autant moins que nous nous trouvons ici à des kilomètres de New-York.

— Excusez-moi, dit Karl, en faisant un effort sur lui-même pour se rapprocher de M. Green. Je crois comprendre d'après ce que vous venez de dire que vous aussi vous pensez que je ferais mieux de repartir tout de suite ?
— Je n'ai jamais dit cela, fit M. Green en se plongeant dans la contemplation de la lettre, dont il suivait les bords avec deux doigts. Il semblait vouloir signifier que c'était M. Pollunder qui lui avait posé une question, et qu'il lui avait répondu - mais que de Karl il n'avait vraiment rien à faire.

Pendant ce temps, M. Pollunder était allé vers Karl, et l'avait entraîné doucement vers une grande fenêtre, l'éloignant ainsi de M. Green.
— Cher Monsieur Rossmann, lui dit-il à l'oreille en se penchant un peu - et en manière d'introduction il passa son mouchoir sur son visage, et s'arrêtant à son nez, il se moucha - n'allez surtout pas croire que je veuille aller contre votre volonté et vous retenir ici : il ne saurait en être question. Certes, il m'est impossible de mettre la voiture à votre disposition, car elle est dans un garage public loin d'ici. Je n'ai pas encore eu le temps d'en faire installer un dans cette maison où tout est encore en plein travaux. Et de plus le chauffeur ne passe pas la nuit ici, mais à proximité du garage, je ne sais même pas trop où. Et de toutes façons, cela ne fait pas vraiment partie de son service d'être chez lui maintenant, ce service ne consiste qu'à venir ici avec la voiture en temps voulu, le matin. Mais tout cela ne ferait pas obstacle à ce que vous rentriez dès maintenant, car si vous y tenez, je peux vous accompagner tout de suite jusqu'à la première gare du train de banlieue, laquelle est cependant si éloignée que vous ne pourrez guère arriver là-bas beaucoup plus tôt que si vous m'accompagnez de bonne heure en voiture, car nous partons dès sept heures.

— Alors je préfère tout de même prendre le train, M. Pollunder, dit Karl. Je n'avais même pas songé à cela. Vous avez dit vous-même que par le train j'arriverai plus tôt qu'en partant de bonne heure en voiture.
— Cela ne fait vraiment qu'une petite différence.
— Tout de même, M. Pollunder, tout de même, dit Karl. Je reviendrai toujours avec plaisir en me rappelant de votre gentillesse ; en espérant toutefois que vous vouliez bien m'inviter encore, malgré mon comportement d'aujourd'hui. Et peut-être serai-je alors mieux à même de vous expliquer pourquoi j'attache en ce moment tant d'importance à chaque minute qui me permettrait de rejoindre mon oncle plus tôt.

Et comme s'il avait déjà obtenu la permission de s'en aller, il poursuivit :
— Ne m'accompagnez surtout pas. Ce n'est pas du tout nécessaire. Il y a là dehors un domestique qui se fera un plaisir de m'accompagner jusqu'à la gare. Il ne me manque plus que de retrouver mon chapeau.

Et sur ces derniers mots, il traversa la pièce pour essayer encore en toute hâte de remettre la main sur son chapeau.

— Cette casquette pourrait-elle vous dépanner  ? demanda M. Green. Et il sortit une casquette de sa poche. Peut-être même qu'elle vous va ?

Karl demeura un instant interloqué, puis il dit :
— Je ne vais tout de même pas vous prendre votre casquette ! Je peux fort bien m'en aller tête nue. je n'ai besoin de rien.
— Mais ce n'est pas ma casquette ! Prenez-la donc !

— Alors, je vous remercie, dit Karl, pour en finir plus vite, et il s'en empara. Il la mit, et il rit, car elle lui allait tout à fait. Il la reprit à la main, et l'examina, sans lui trouver rien de particulier : c'était une casquette tout à fait neuve.
— Elle me va très bien ! dit-il.
— Et elle lui va ! dit Green, en tapant sur la table.

Karl se dirigeait déjà vers la porte pour appeler le domestique, quand M. Green se leva, s'étira comme quelqu'un qui vient de faire un copieux repas et est demeuré lontemps immobile, et se frappa fortement la poitrine en déclarant, sur un ton qui tenait le milieu entre l'ordre et le conseil :
— Avant de partir, il vous faut prendre congé de Mlle Clara.

§ Portraits-charge de Pollunder et Green

— Oui, il le faut, dit M. Pollunder qui s'était levé aussi. Mais on sentait bien que ces mots ne lui venaient pas du coeur : il laissait ses mains tapoter faiblement la couture de son pantalon, et boutonnait et déboutonnait constamment sa veste, qui était à la mode et très courte, et lui couvrait à peine les hanches, ce qui convenait fort mal à des hommes de la corpulence de M. Pollunder. Et d'ailleurs, à la voir ainsi auprès de M. Green, on avait bien l'impression que chez M. Pollunder cette corpulence n'était pas de bon aloi. Son dos massif était globalement un peu voûté, le ventre semblait mou et affaissé, incapable de se soutenir, le visage était blafard et tourmenté. Et à côté de lui, M. Green qui était peut-être encore plus épais que M. Pollunder, mais c'était une corpulence bien répartie, dont les éléments se soutenaient mutuellement ; les talons étaient joints comme au garde-à-vous, le menton levé et la tête haute : il avait plutôt l'air d'un gymnaste, d'un athlète.

— Allez donc d'abord chez Mlle Clara, continua M. Green. Cela vous fera certainement plaisir, et convient tout à fait à mon_emploi_du_temps*. J'ai en effet quelque chose d'intéressant à vous dire avant que vous ne partiez, et qui sera certainement décisif pour votre retour. Mais je suis malheureusement soumis à une consigne qui vient de plus haut, et qui m'interdit de vous mettre au courant avant minuit. Sachez bien que je le regrette beaucoup, car cela trouble jusqu'à mon sommeil, mais je dois respecter la consigne. Il est maintenant onze heures et quart, et je peux donc achever mes discussions d'affaires avec M. Pollunder, pour lesquelles votre présence ne serait qu'une gêne, tandis que vous passerez un moment agréable auprès de Mlle Clara. Revenez ici ponctuellement pour minuit, où vous apprendrez ce qu'il est nécessaire que vous sachiez.

§ Karl revoit Clara

Karl pouvait-il refuser de suivre cette injonction, qui ne requérait de sa part qu'un minimum de politesse et de gratitude à l'égard de M. Pollunder ? Après tout elle émanait d'un homme resté jusqu'ici indifférent, brutal, alors que M. Pollunder, qui était pourtant concerné, montrait beaucoup de retenue dans son attitude et ses paroles. Et qu'y avait-il donc de si intéressant dans ce qu'il allait apprendre à minuit ? Si cela ne devait pas accélérer son retour au point de compenser les trois quarts d'heure qu'il allait d'abord perdre, cela ne présentait pour lui que fort peu d'intérêt. Mais surtout, il se demandait bien s'il pouvait rendre visite à Clara, dans la mesure où celle-ci demeurait son ennemie. Si au moins il avait eu sur lui la massette* que son oncle lui avait donnée comme presse-papier ! La chambre de Clara devait être un repaire fort dangereux... Mais il était pourtant tout à fait impossible de dire quoi que ce soit contre Clara, puisqu'elle était la fille de M. Pollunder et que de plus, comme il venait de l'apprendre, elle était aussi la fiancée de Mack. Il aurait suffi qu'elle se comporte un tout petit peu différemment envers lui pour qu'il l'admire ouvertement d'avoir de telles relations. Il en était encore à réfléchir là-dessus quand il s'aperçut qu'on ne lui demandait pas de réfléchir ; Green venait d'ouvrir la porte et d'appeler le domestique, qui bondit aussitôt :
— Conduisez ce jeune homme chez Mlle Clara.

C'est ce qui s'appelle  « exécuter un ordre » se dit Karl, tandis que le domestique, courant presque et se plaignant de sa vieillesse, l'entraînait vers la chambre de Clara, par un chemin particulièrement court. En passant devant sa propre chambre, dont la porte était restée ouverte, il eut envie d'y entrer un instant, peut-être pour se rassurer un peu. Mais le domestique ne le lui permit pas :
— Non, dit-il, vous devez aller voir Mlle Clara. Vous l'avez entendu vous-même.
— Je voudrais m'y arrêter juste un instant, dit Karl, et il se voyait déjà, pour se changer les idées, s'étendant un peu sur le canapé, pour que le temps passe plus vite d'ici à minuit.
— Ne rendez pas ma tâche plus difficile, dit le domestique.

Il semble considérer que c'est une punition pour moi d'être obligé d'aller chez Mlle Clara pensa Karl, et il fit quelques pas, puis de nouveau s'arrêta, par bravade.

— Venez donc, jeune homme ! dit le domestique, au point où vous en êtes. Je le sais, vous vouliez repartir cette nuit même, mais les choses ne vont pas toujours comme on le voudrait. je vous ai d'ailleurs déjà dit que cela ne serait guère possible.
— Oui, je veux m'en aller, et je m'en irai, dit Karl. Je vais seulement prendre congé de Mlle Clara.
— Ah ? dit le domestique. (Et Karl voyait bien qu'il n'en croyait pas un mot). Alors pourquoi tardez-vous à faire vos adieux ? Venez donc !

— Qui est dans le couloir ? résonna soudain la voix de Clara. Et on la vit se pencher un peu par la porte voisine, tenant à la main une grosse lampe de table avec un abat-jour rouge. Le domestique se hâta vers elle pour l'informer, et Karl le suivit nonchalemment.
— Vous arrivez bien tard ! dit Clara.

Sans lui répondre tout de suite, Karl dit au domestique, à voix basse, mais sur un ton sans réplique, maintenant qu'il connaissait son caractère :
— Attendez-moi ici, devant la porte !

— J'étais sur le point d'aller me coucher, dit Clara, en reposant la lampe sur la table. Et comme tout à l'heure dans la salle à manger, le domestique referma la porte de l'extérieur, avec précaution. Il est déjà plus de onze heures et demie.
— Plus de onze heures et demie » ? reprit Karl, comme si ce chiffre l'effrayait. Mais alors il faut que je prenne congé de vous dès maintenant, dit-il, car à minuit tapant je dois être de retour en bas dans la salle à manger !
— Quel homme affairé vous faites ! dit Clara, en arrangeant sans y penser les plis un peu lâches de sa chemise de nuit. Elle avait le visage en feu, et elle souriait continuellement. Karl crut comprendre qu'il n'y avait guère de risque qu'une dispute éclate à nouveau entre eux. Ne pourriez-vous pas, reprit-elle, me jouer un peu de piano, comme mon père me l'avait promis hier, et comme vous me l'avez promis vous-même aujourd'hui ?

— Mais n'est-il pas déjà un peu tard ? demanda Karl. Il aurait bien voulu la satisfaire, car elle était tout à fait différente maintenant, comme si elle était revenue sur le même plan que celui de Pollunder et même de Mack.
— Oui, c'est vrai qu'il est tard, dit-elle, comme si l'envie d'avoir de la musique semblait déjà l'avoir quittée. Et puis ici chaque note retentit dans toute la maison ; je crains que si vous jouez, cela ne reveille tout le monde, et jusqu'aux domestiques dans leur mansarde.

— Alors je renonce à jouer. D'ailleurs, j'espère bien revenir ; et si cela ne vous dérange pas, rendez donc visite un jour à mon oncle, et venez voir ma chambre. J'ai un superbe piano, qui m'a été offert par mon oncle, et alors je vous jouerai, si vous en avez envie, tous mes petits morceaux ; ils ne sont hélas pas nombreux, et ne méritent guère d'être joués sur un si bel instrument, sur lequel seuls des virtuoses devraient se produire. Mais vous aurez tout de même ce plaisir, si vous m'annoncez à l'avance votre visite, car mon oncle a l'intention d'engager bientôt pour moi un professeur célèbre - vous pensez si je suis content  ! - et son jeu, au moins, vaudra la peine que vous veniez assister à une de mes leçons. Et pour être franc avec vous, je suis heureux qu'il soit trop tard pour jouer maintenant, car je ne sais vraiment pas grand-chose, vous seriez étonnée de voir que je joue si mal. Et maintenant, permettez-moi de prendre congé, car il est temps d'aller dormir, il me semble.

Et comme Clara le regardait aimablement, et qu'elle ne semblait pas garder de rancune envers lui à cause de leur dispute, il ajouta en souriant tandis qu'il lui tendait la main :
— Dans mon pays on a coutume de dire : « Dormez bien et faites de beaux rêves ».

— Attendez, dit-elle, sans lui prendre la main, vous devriez peut-être jouer quand même... Et elle disparut derrière une petit porte latérale qui se trouvait près du piano. Qu'est-ce qui se passe, se dit Karl, je ne peux pas attendre longtemps, si aimable soit-elle. On frappa à la porte d'entrée, et le domestique, qui l'avait seulement enterbaillée, chuchota dans l'interstice :
— Veuillez m'excuser, mais on me réclame en bas, et je ne puis rester à attendre ici.
— Allez donc, dit Karl, qui ne doutait plus maintenant de savoir retrouver tout seul le chemin de la salle à manger. Laissez seulement votre lanterne devant la porte. Quelle heure est-il, au fait ?
— Bientôt minuit moins le quart, répondit le domestique.

— Comme le temps passe lentement ! dit Karl. Le domestique allait refermer la porte quand Karl se rendit compte qu'il ne lui avait même pas donné la pièce ; il sortit un schilling de la poche de son pantalon (maintenant il suivait la mode américaine, et avait toujours de la petite monnaie en vrac dans la poche de son pantalon, conservant les billets dans celle de sa veste), il tendit la pièce au domestique avec ces mots :
— Pour vous remercier.

Clara venait de réapparaître, arrangeant de la main son indéfrisable, quand Karl se rendit compte qu'il n'aurait pas dû renvoyer le domestique : qui donc allait maintenant le conduire jusqu'à la gare ? Mais quoi, M. Pollunder pourrait bien lui dénicher un autre domestique, et peut-être même que celui-ci avait été rappelé dans la salle à manger et serait prêt pour cela ?
— Je vous en prie encore une fois, jouez-moi quelque chose. On entend si rarement de musique ici, que je ne veux pas rater la moindre occasion d'en écouter.
— Mais alors il est grand temps, dit Karl, sans plus réfléchir, et il se mit tout de suite au clavier.
— Voulez-vous des partitions ? demanda Clara.

— Merci, mais je ne lis pas encore très bien les partitions, répondit Karl, qui déjà jouait. C'était un petit_Lied*, Karl le savait bien, qui demandait à être joué lentement pour qu'on le saisisse bien, surtout pour des étrangers ; mais il l'exécuta à toute allure, comme une marche militaire. Sitôt qu'il eut fini, le silence de la maison troublé un instant reprit possession des lieux, comme un flot qui se déverse. Ils restaient là sans bouger, comme engourdis.
— C'est très joli, dit Clara. Mais aucune formule de politesse n'aurait pu flatter Karl après une telle prestation.
— Quelle heure est-il ? demanda-t-il.
— Minuit moins le quart.

— J'ai donc encore un peu de temps, dit Karl. Et il pensa par devers lui : Je dois choisir... Je ne suis pas obligé de jouer les dix lieder que je connais, mais je peux en jouer un à peu près bien. Et il se mit à jouer le Lied de soldat qu'il aimait. Si lentement, qu'il suscitait l'attente chez celui qui écoutait, le faisait désirer la note suivante, qu'il retenait d'abord, pour ne la délivrer qu'enfin. Pour chacun des Lieder, il était obligé d'abord de chercher des yeux l'emplacement des touches ; mais il sentait monter en lui une souffrance qui, par-delà la fin du morceau, cherchait à atteindre une autre fin, et qu'il ne parvenait pas à trouver.
— Je ne sais vraiment rien ! dit-il, après avoir terminé le Lied ; et il regardait Clara avec des larmes dans les yeux. Et voilà que l'on applaudissait dans la pièce d'à côté !
— Il y a quelqu'un d'autre qui écoute ! s'écria Karl en sursautant.
— Mack, dit Clara à voix basse. Et aussitôt on entendit Mack qui appelait :
— Karl Rossmann ! Karl Rossmann !

§ Mack apparaît

Karl fit passer ses deux jambes par dessus le banc de pianiste, et ouvrit la porte. Il vit alors Mack, à demi-couché dans un grand lit à baldaquin, la couverture un peu jetée en désordre sur ses jambes. Le ciel de lit fait de soie bleue était la seule note de luxe un peu féminin* de ce lourd lit quadrangulaire fait de bois. Sur la table de nuit, une unique bougie était allumée, mais la courtepointe et la chemise de Mack étaient si blanches, que la lumière de cette bougie qui tombait sur elles s'y reflétait d'une façon presque éblouissante ; et le baldaquin lui-même luisait, au moins sur le bord, du côté où la soie n'était pas très bien tendue, et ondulait légèrement. Juste derrière Mack, le lit se perdait au contraire, ainsi que tout le reste, dans la pénombre la plus complète. Clara s'appuya sur le montant du lit, elle n'avait plus d'yeux que pour Mack.

— Salut, dit Mack, et il serra la main de Karl. Vous ne jouez pas mal du tout ; jusqu'ici je ne connaissais que vos talents de cavalier...
— Je suis aussi mauvais au piano qu'à cheval, dit Karl. Si j'avais su que vous écoutiez, je n'aurais certainement pas joué ! Mais Mademoiselle votre... il s'interrompit, n'osant pas dire « fiancée », puisque de toute évidence, Mack et Clara couchaient déjà ensemble.
— je m'en doutais bien, dit Mack. C'est bien pourquoi Clara a dû vous faire venir de New-York jusqu'ici, sinon je n'aurais jamais pu vous entendre jouer. Vous avez encore un jeu de débutant, et même dans ces Lieder que vous avez pourtant étudiés, et qui sont fort simples, vous avez fait quelques fautes ; mais cela m'a néanmoins fait grand plaisir, car voyez-vous, je ne méprise le jeu de personne. Mais ne voulez-vous pas vous asseoir, et rester encore un petit peu avec nous ? Clara, donne-lui donc un siège !

— Je... vous... remercie, dit Karl, en hésitant un peu. Je ne peux pas rester, bien que j'en aie envie. je découvre seulement qu'il existe dans cette maison des chambres si confortables  !
— Je fais tout reconstruire de cette façon, dit Mack.

À cet instant retentirent douze coups de de cloche, si précipités, que chacun semblait se confondre avec le son du précédent. Karl sentit passer sur ses joues le souffle d'air déplacé par leur ample mouvement. Quel était donc ce village, pour avoir de telles cloches ? !
— Il est grand temps, dit Karl. Il tendit seulement les mains vers Mack et Clara sans même prendre les leurs, et sortit rapidement dans le couloir. Il n'y trouva pas de lanterne, et pensa qu'il avait donné trop tôt son pourboire au domestique.

Il voulut avancer à tâtons le long du mur jusqu'à la porte ouverte de sa chambre, mais il n'était encore qu'à moitié du chemin quand il aperçut M. Green qui arrivait d'un pas chaloupé mais pressé, et en brandissant une bougie. Et dans la main qui tenait cette bougie, il y avait aussi une lettre.

— Rossmann, pourquoi donc ne veniez-vous pas ? Pourquoi me faites-vous attendre ? Qu'avez-vous fait chez Mlle Clara ?

Que de questions ! pensa Karl. Et maintenant, voilà qu'il me coince contre le mur... En effet, Green s'était planté devant lui, de toute sa masse, et Karl avait le dos au mur. Green, dans ce couloir, prenait une dimension tout à fait comique, et Karl se demandait, pour rire, si par hasard il n'aurait pas dévoré ce brave M. Pollunder.
— Vous n'êtes vraiment pas un homme de parole ! Vous promettez de redescendre ici à minuit, et en fait, vous restez à rôder près de la porte de Mlle Clara. Je vous avais pourtant promis quelque chose d'intéressant pour minuit - et m'y voilà.

§ La lettre de l'oncle

Alors il tendit la lettre à Karl. Sur l'enveloppe était écrit : « À Karl Rossmann. À lui remettre en mains propres à minuit, où qu'il se trouve. »
— Il me semble bien suffisant, fit M. Green, pendant que Karl ouvrait la lettre, que je sois venu de New-York exprès pour vous, sans que j'aie en plus à vous courir après dans les couloirs.
— C'est de mon oncle ! dit Karl, à peine eut-il jeté un coup d'oeil sur la lettre. Je m'y attendais... dit-il en se tournant vers M. Green.
— Que vous vous y attendiez ou non, je m'en fiche complètement. Lisez plutôt, dit Green. Et il approcha un peu sa bougie.

À sa lueur, Karl lut ceci :

« Mon cher neveu,

« Comme tu as déjà dû t'en rendre compte durant le trop court moment où nous avons vécu ensemble, je suis un homme de principes. Non seulement pour ceux qui m'entourent, mais aussi pour moi, c'est quelque chose d'ennuyeux et de triste ; mais c'est à ces principes que je dois ce que je suis, et personne n'a le droit d'exiger que je m'efface moi-même de la surface de la terre. Personne, et pas même toi, mon très cher neveu, qui serais pourtant le premier sur la liste, si d'aventure il m'arrivait d'autoriser qui que ce soit à mener pareille offensive contre moi. Dans ce cas, en effet, ce serait toi que, de ces deux mains avec lesquelles je tiens cette feuille et y écris, je saisirais à coup sûr le premier pour le porter sur le pavois.

« Mais comme pour l'instant rien ne semble indiquer que cela doive se produire, il me faut aujourd'hui, après ce qui s'est passé, me séparer de toi, et je te prie instamment de ne pas chercher à me revoir, ni d'essayer de reprendre contact, que ce soit par lettre ou en recourant à des intermédiaires. Tu as choisi, contre mon gré, de t'éloigner de moi ce soir ; il te faut donc maintenant assumer cette décision pour le restant de tes jours, et ce n'est qu'à cette condition qu'elle aura été une décision virile.

« J'ai choisi pour te remettre ce message, M. Green, mon meilleur ami ; il saura certainement trouver les mots qu'il faut à ton égard, ceux qui ne me viennent pas ici sur le moment. C'est un homme influent, et il saura, ne serait-ce que par affection pour moi, guider tes premiers pas vers l'indépendance par ses conseils et par ses actes. Pour pouvoir admettre notre séparation qui, à la fin de cette lettre, me semble de nouveau inconcevable, je dois me répéter, encore et toujours que de ta famille, Karl, rien ne peut venir de bon.

« Pour le cas où M. Green l'aurait oublié, je lui rappelle ici qu'il doit te remettre ta valise et ton parapluie.

« Avec mes meilleurs voeux pour la suite de ton existence,

« Ton oncle dévoué, Jakob.

— Avez-vous terminé ? demanda Green.
— Oui, dit Karl. M'avez-vous apporté ma malle et mon parapluie ?
— La voilà, dit Green. Et il posa près de Karl sa vieille valise, qu'il avait jusqu'alors dissimulée en la tenant derrière son dos de la main gauche.
— Et mon parapluie ? demanda encore Karl.
— Tout est là, dit Green. Et il montra le parapluie, qu'il avait accroché à une poche de son pantalon. C'est un dénommé Schubal, Chef-mécanicien de la compagnie « Hamburg-Amerika » qui a rapporté ces choses-là ; il a affirmé les avoir trouvées sur le bateau. Vous pourrez le remercier, à l'occasion.

— J'aurai au moins récupéré mes vieilles affaires... dit Karl, en posant le parapluie sur sa valise.
— À l'avenir, vous devriez faire un peu plus attention. C'est ce que Monsieur le Sénateur me fait vous dire, précisa M. Green. Et il demanda ensuite, mû par une curiosité tout à fait personnelle, manifestement :
— Qu'est-ce que c'est donc que cette drôle de valise ?
— C'est celle qu'emportent, dans mon pays, ceux qui sont appelés sous les drapeaux, répondit Karl. C'est la vieille valise* de conscrit de mon père. Elle est très pratique, poursuivit-il en souriant, à condition de ne pas l'abandonner n'importe où !

— Vous voilà en fin de compte suffisamment averti, dit M. Green ; et même si vous n'avez certainement pas un deuxième oncle en Amérique. Tenez, voici maintenant un billet de troisième classe pour San Francisco. C'est moi qui ai décidé que vous iriez là-bas ; d'abord parce qu'il y bien plus de possibilités pour vous de gagner votre_vie_là-bas* et deuxièmement parce que, ici, votre oncle a des intérêts partout, et que dans tout ce que vous pourriez envisager de faire, vous risqueriez de le rencontrer, ce qu'il faut absolument éviter. À Frisco, vous pourrez travailler sans aucun souci. Commencez simplement tout en bas, et efforcez-vous de gravir peu à peu les échelons.

Karl ne pouvait trouver rien de méchant dans ces propos. La pénible nouvelle qu'il avait dissimulée toute la soirée une fois transmise, Green était devenu quelqu'un d'inoffensif, avec qui on pouvait même peut-être parler plus ouvertement qu'avec tout autre. L'homme le meilleur, dès l'instant où on le choisit sans qu'il y soit pour rien pour transmettre une décision aussi secrète et aussi cruelle, apparaît forcément comme suspect, tant qu'il la conserve par devers lui.
— Je vais, dit Karl, attendant de Green le soutien d'un homme d'expérience, quitter tout de suite cette maison, où je ne suis reçu qu'en tant que neveu de mon oncle, et où je n'ai rien à faire en tant qu'étranger. Voudriez-vous avoir l'obligeance de me montrer la sortie et me mettre sur le chemin de l'auberge la plus proche ?
— Alors vite, dit Green. Vous me causez bien des ennuis !

En voyant que Green avait déjà le pied levé, Karl renâcla, car cette hâte était tout de même un peu suspecte et, ayant soudain compris le fin mot de l'affaire, il retint Green par le pan de sa veste en lui disant :
— Il y a tout de même une chose que vous devez m'expliquer : sur l'enveloppe de la lettre que vous deviez me donner, il est seulement écrit qu'elle doit m'être remise à minuit, où que je sois. Alors pourquoi avez-vous pris prétexte de cette lettre pour me retenir ici, quand je voulais m'en aller dès onze heures et quart ? Vous avez outrepassé votre mission !

Green fit un geste de la main avant de répondre, ce qui voulait signifier avec emphase que la remarque de Karl était nulle et non avenue, et dit ensuite :
— Était-il écrit sur l'enveloppe, par hasard, que je doive me décarcasser pour vous ? Et la teneur de cette lettre ne montre-t-elle pas suffisamment que j'ai interprété comme il le fallait ce qu'il y a sur l'enveloppe ? Si je ne vous avais pas retenu ici, j'aurais dû vous remettre cette lettre à minuit juste, sur la route en pleine campagne.

— Non, dit Karl imperturbable. Ce n'est pas tout à fait cela ! Sur l'enveloppe, il est écrit : « à remettre après minuit ». Si vous étiez trop fatigué, vous n'auriez peut-être pas pu me suivre, et je serais peut-être déjà arrivé dès minuit chez mon oncle (contrairement à ce que pensait M. Pollunder). Ou bien il était de votre devoir, comme il en avait été question d'abord, et bien qu'on n'en ait soudain plus parlé du tout ensuite, de me prendre avec vous en voiture pour me reconduire chez mon oncle, puisque c'est là ce que je demandais. Est-ce que ce n'est pas cela qui est écrit sur l'enveloppe, que minuit devait être pour moi l'ultime délai ? Et c'est bien de votre faute, si je l'ai laissé passer !

Karl regardait Green avec sévérité, et il voyait bien comment la honte d'être découvert le disputait chez lui à la satisfaction d'avoir mené à bien son dessein. Enfin il se ressaisit, et comme si c'était Karl, qui pourtant ne disait plus rien, qui lui avait coupé la parole, il asséna :
— Ça suffit !

Et il le poussa dehors, avec sa valise et son parapluie, par une petite porte qu'il venait d'ouvrir.

§ Karl se retrouve seul

Karl se retrouva à l'air libre, surpris. Un escalier sans rampe, qui courait le long de la maison, menait en bas. Il ne lui restait plus qu'à le prendre, puis d'obliquer un peu vers la droite, pour prendre l'allée qui conduisait à la route. On ne risquait guère de se tromper, avec un tel clair de lune. Il entendit, en bas dans le jardin, les aboiements des chiens qui couraient en tous sens, en liberté, dans l'obscurité des arbres. Comme tout était tranquille par ailleurs, on entendait très bien le bruit que faisait leur chute dans l'herbe quand ils sautaient.

Karl, heureusement, parvint à sortir du jardin sans être importuné par ces chiens. Il ne pouvait pas déterminer précisément dans quelle direction se trouvait New-York. Il n'avait pas suffisamment prêté attention, quand il était venu ici, aux détails qui auraient pu lui être utiles maintenant. Finalement, il se dit qu'il n'avait aucune raison d'aller à New-York, où personne ne l'attendait, et où quelqu'un au contraire ne l'attendait certes pas. Il choisit donc une direction au hasard, et se mit en route.