prev

SOMMAIRE

prev

Un asile (Brunelda)

SYNOPSIS : § Arrivée en taxi § Delamarche apparaît § L'agent de police § Intervention de Delamarche § Karl s'enfuit § Karl sauvé par Delamarche § Dans le couloir § Brunelda § Sur le balcon § Récit de Robinson § Les gens sur leurs balcons § Suite du récit de Robinson § Le défilé électoral § Karl tente de s'enfuir § L'étudiant sur son balcon

§ Arrivée en taxi

La rue dans laquelle la voiture s'arrêta devait être une petite rue perdue dans une banlieue, car tout était silencieux aux alentours, et des enfants jouaient, accroupis au bord du trottoir. Un homme qui portait un sac rempli de hardes sur l'épaule criait quelque chose en scrutant les fenêtres des immeubles. À cause de sa fatigue, Karl se sentait mal à l'aise tandis qu'il s'extrayait de la voiture et mettait le pied sur le bitume que le soleil du matin faisait luire et réchauffait.
— C'est vraiment là que tu habites ? lança-t-il en direction de la voiture.

Robinson, qui avait dormi tranquillement pendant tout le trajet émit un grognement indistinct et semblait attendre que Karl vienne le porter pour l'aider à descendre.
— Eh bien ! Je crois que je n'ai plus rien à faire ici. Adieu ! dit Karl en s'apprêtant à descendre la rue un peu en pente.

— Mais Karl, qu'est-ce qui te prend ? s'écria Robinson. Et déjà la contrariété l'avait fait se lever dans la voiture, avec les genoux quand même encore un peu faibles.
— Il faut que j'y aille, dit Karl, qui avait remarqué le rapide rétablissement de Robinson.
— Comme ça, en bras de chemise ?
— J'arriverai bien à gagner de quoi m'acheter une autre veste, répondit Karl.

Il fit un petit signe de tête pour le rassurer, le salua de la main, et serait vraiment parti si le chauffeur ne l'avait pas interpellé :
— Une minute, s'il vous plaît !

Il s'avéra que le Chauffeur attendait un petit supplément, en rétribution du temps passé à attendre devant l'hôtel qui n'était pas inclus dans le prix de la course.
— Ben oui, dit Robinson du fond de la voiture, à l'appui de cette exigence. J'ai attendu si longtemps après toi ! Tu dois vraiment lui donner quelque chose de plus.
— C'est vrai, quand même, dit le chauffeur.
— Oui, si j'avais encore quelque chose, dit Karl, qui fouillait dans les poches de son pantalon en sachant pertinemment que cela n servait à rien.
— Je ne peux faire appel qu'à vous, dit le chauffeur, en se levant, bien d'aplomb sur ses jambes écartées ; je ne peux rien attendre de cet homme malade !

Un jeune homme au nez rongé par la maladie sortit de la porte de l'immeuble et tendait l'oreille à quelques pas de là. Et justement, un agent de police qui faisait sa ronde regarda fixement, la tête un peu penchée, cet homme en bras de chemise, et s'immobilisa.

Robinson, qui avait remarqué le policier lui aussi, eut la sottise de crier par l'autre portière « Ce n'est rien ! Ce n'est rien du tout ! » - comme si l'on pouvait chasser un agent comme on le ferait avec une mouche. Les gamins, qui avaient remarqué l'agent, furent intrigués par le fait qu'il se soit arrêté, et leur attention attirée de ce fait sur Karl et le chauffeur, accoururent en vitesse. À la porte d'en face, une vieille femme se tenait immobile, regardant fixement la scène.

— Rossmann ! cria une voix qui venait d'en haut. C'était Delamarche, qui l'appelait du balcon du dernier étage. On ne le voyait pas distinctement sur le fond du ciel bleu très clair. Il était apparemment vêtu d'une robe de chambre, et observait la rue avec des jumelles de théâtre. Auprès de lui était ouvert un grand parasol rouge, sous lequel une femme semblait être assise.
— Hello ! cria-t-il en faisant des efforts pour qu'on le comprenne bien - Robinson est-il là aussi ?
— Oui, répondit Karl, soutenu par un second « Oui », bien plus énergique, émanant de Robinson depuis la voiture.
— Hello ! s'écria alors Delamarche. Je descends tout de suite !

Robinson se pencha hors de la voiture :
— Ça c'est un homme, dit-il.

Et cet éloge s'adressait à Karl, au Chauffeur, à l'agent de police, et à tous ceux qui voulaient bien l'entendre.

Là-haut, sur le balcon, que l'on regardait encore, un peu par distraction, bien que Delamarche l'eût déjà quitté, on vit alors sous le parasol rouge, une forte femme dans une ample robe rouge se lever, prendre des jumelles de théâtre sur la balustrade, et observer les gens en bas, qui ne la quittèrent des yeux que peu à peu. En attendant l'arrivée de Delamarche, Karl observait la porte de l'immeuble et plus loin, dans la cour, une file presqu'ininterrompue d'employés, où chacun portait sur l'épaule une caisse, petite, mais qui semblait très lourde. le chauffeur avait regagné sa voiture et pour ne pas perdre son temps, astiquait se phares avec un chiffon. Robinson tâtait ses membres douloureux, et bientôt étonné de ne pas en ressentir plus de souffrance, malgré l'extrême attention qu'il y mettait, il commença, avec précaution et en penchant un peu la tête, à dérouler une des épaisses bandes qui entouraient ses jambes.

§ Delamarche apparaît

L'agent de police tenait son bâton noir droit devant lui, et attendait tranquillement, avec toute la patience qu'on exige de ces gens-là, qu'ils soient en service normal ou en train de faire le guet. Le type au nez rongé s'assit sur les marches d'une porte, et entendit les jambes. Les enfants s'approchèrent tout doucement de Karl, à petits pas, car il leur semblait être le plus important, à cause de ses manches de chemise bleues, même s'il ne leur prêtait pas la moindre attention.

Au temps qui s'écoula avant l'arrivée de Delamarche on put mesurer la hauteur de l'immeuble. Et Delamarche apparut pourtant avoir fait vite, sa robe de chambre à peine fermée.
— Alors vous voilà ! s'écria-t-il, d'un ton joyeux et sévère à la fois.

Comme il marchait à grands pas, on pouvait apercevoir par instant ses sous-vêtements colorés. Karl ne comprenait pas bien pourquoi Delamarche, ici, en ville, dans ce grand ensemble, et en pleine rue, se promenait dans une tenue aussi négligée que s'il avait été dans sa propre villa. Delamarche avait lui aussi beaucoup changé, tout comme Robinson. Son visage glabre et net, bien bronzé, musculeux, respirait la fierté et inspirait le respect. Sous ses sourcils toujours un peu froncés maintenant, ses yeux avaient un éclat perçant qui surprenait. Sa robe de chambre mauve était plutôt vieille, tachée, et trop grande pour lui, mais l'échancrure de ce vilain vêtement laissait voir une énorme cravatte de soie sombre et épaisse.

— Alors ? demanda-t-il, s'adressant à tout le monde.

L'agent de police s'approcha un peu et s'accouda au capot de la voiture. Karl donna une petite explication :
— Robinson est un peu mal en point, mais s'il se donne un peu de peine, il pourra certainement monter les escaliers. Le chauffeur ici présent réclame encore un supplément pour la course que j'ai déjà payée. Et maintenant, je m'en vais. Au revoir.
— Non, tu ne t'en vas pas, dit Delamarche.
— C'est ce que je lui ai déja dit ! fit Robinson du fond de la voiture.
— Si, je m'en vais, dit Karl. Et il fit quelques pas.

Mais Delamarche le rattrapa aussitôt, et le força brutalement à revenir sur ses pas.
— J'ai dit que tu restais ici ! cria-t-il.
— Mais lâchez-moi donc ! dit Karl, et il se tenait prêt, si c'était nécessaire, à faire usage de ses poings pour se libérer, même s'il avait peu de chances d'y réussir en face d'un individu comme Delamarche. Mais il y avait là tout de même un agent de police, et aussi le chauffeur, des groupes d'ouvriers passaient ici et là dans cette rue généralement plutôt tranquille. Allait-on tolérer qu'il soit maltraité par Delamarche ? Il n'aurait pas voulu se trouver seul dans une pièce avec lui, - mais là ? Delamarche payait maintenant tranquillement le chauffeur, qui le remerciait avec force courbettes en empochant un pourboire qu'il ne méritait pas, et comme pris de gratitude, s'approcha de Robinson et discuta apparemment avec lui de la meilleure façon de le sortir de là. Karl vit qu'on ne faisait pas attention à lui, et il se dit que peut-être Delamarche aimerait mieux qu'il s'éclipse en douce. Ce serait mieux, naturellement, si on pouvait éviter une dispute, et il traversa les rails du tramway pour disparaître au plus vite.

§ L'agent de police

Les gamins se pressèrent autour de Delamarche pour lui faire remarquer que Karl s'enfuyait, mais il n'eut même pas à intervenir, car l'agent de police étendit son bâton et dit :
— Halte-là ! Comment t'appelles-tu ?

Puis il glissa son bâton sous son bras et extirpa tranquillement un_carnet* de sa poche. Karl le regarda alors de près, pour la première fois : c'était un homme solide, dont les cheveux étaient déjà presque tous blancs.
— Karl Rossmann, dit Karl.
— Rossmann, répéta l'agent, comme pour en être sûr, en homme sérieux et posé qu'il était. Mais Karl, qui se trouvait pour la première confronté aux autorités américaines, vit dans cette répétition une forme de suspicion. Et en effet, son affaire s'annonçait sûrement mal, puisque Robinson lui-même, tellement occupé avec ses propres ennuis, fasse depuis la voiture de grands gestes muets à l'adresse de Delamarche, pour qu'il vienne au secours de Karl. Mais Delamarche ne répondit qu'en secouant la tête négativement, et continua à regarder la scène, les mains au fond de ses immenses poches. Le type assis sur la borne expliqua toute l'affaire depuis le commencement à une femme qui sortait du porche à ce moment-là. Les gamins se tenaient en demi-cercle derrière Karl et, la tête levée, regardaient en silence l'agent de police.

— Montre-moi tes papiers, dit l'agent de police.

Ce n'était qu'une simple formule, pour la forme : quand on est sans veste, on ne peut sûrement pas avoir de papiers d'identité sur soi. Karl resta donc sans rien dire, préférant se réserver pour répondre par le menu à la prochaine question, et ainsi faire oublier autant que possible le fait qu'il n'avait pas de papiers. Mais la question suivante fut celle-ci :
— Tu n'as donc pas de papiers ?

Et Karl dut bien répondre :
— Je ne les ai pas sur moi.
— C'est embêtant, ça, dit l'agent. Et il regarda tout autour de lui avec un air méditatif, en tapotant avec deux doigts la couverture de son carnet, pour demander, finalement :
— As-tu un travail quelconque ?
— J'étais garçon d'ascenseur, dit Karl.
— Tu étais garçon d'ascenseur, et tu ne l'es plus, alors de quoi vis-tu, maintenant ?
— Je vais me chercher un autre travail.
— Tu viens donc tout juste d'être renvoyé ?
— Oui, il y a une heure.
— Brutalement ?
— Oui, dit Karl, en faisant un geste, comme pour s'excuser.

Il ne pouvait pas raconter ici toute cette histoire ; et même si cela avait été possible, il ne lui semblait pas qu'il y eût un espoir d'éviter une injustice qu'il sentait venir en racontant une injustice qu'il avait subie. Et s'il n'avait pas pu faire valoir son bon droit devant la brave cuisinière en chef non plus que devant le Chef du Personnel si perspicace, il n'y avait sûrement rien à attendre de ces gen rassemblés ici, dans la rue.

 — Et tu as été renvoyé comme ça, sans ta veste ?
— Eh oui, dit Karl. Ainsi, même en Amérique, c'était la méthode des autorités que de vous faire dire ce qu'elles savent déjà. (Et combien son père, en faisant les démarches pour lui obtenir un passeport, avait-il été irrité d'avoir à répondre aux incessantes questions inutiles des autorités !) Karl avait très envie de déguerpir, d'aller se cacher quelque part, et de n'avoir plus à répondre à des questions. Et voilà que justement l'agent posait la question que Karl redoutait le plus, et c'était justement la crainte d'avoir à y faire face qui l'avait fait se comporter bien plus imprudemment qu'il ne l'eût fait sans cela.
— Dans quel hôtel étais-tu employé ?

§ Intervention de Delamarche

Karl baissa la tête sans répondre. C'était une question à laquelle il ne voulait répondre à aucun prix. Il ne pouvait supporter l'idée de revenir, accompagné d'un agent de police, à l'Hôtel Occidental, pour y subir un interrogatoire auquel ses amis tout comme ses ennemis seraient convoqués ; la cuisinière en chef y perdrait du coup la bonne opinion qu'elle avait eue jusqu'ici de lui - quoique déjà bien affaiblie - car elle le croyait employé à la pension Brenner, et elle le verrait revenir tenu par un agent, en bras de chemise, sans la carte de visite de recommandation qu'elle lui avait donnée... Et quant au Chef du Personnel, il se contenterait peut-être de hocher la tête d'un air entendu, mais le Portier en Chef, lui, invoquerait la main de Dieu qui s'était enfin abattue sur cette racaille.
— Il était employé à l'Hôtel Occidental, dit Delamarche, en s'avançant à côté de l'agent.
— Non ! s'écria Karl en tapant du pied, ce n'est pas vrai !

Delamarche le regarda avec une moue ironique, comme pour signifier qu'il pourrait raconter encore bien d'autres choses. Le comportement inattendu de Karl provoqua un grand remous dans le groupe de gamins, et il se dirigèrent vers Delamarche pour pouvoir mieux observer Karl. Robinson avait maintenant la tête tout à fait en dehors de la voiture, et la curiosité faisait qu'il se tenait tout à fait tranquille : son seul mouvement visible se résumait à un clind'œil par-ci, par-là. Le type du porche se frottait les mains de contentement, et la femme qui se trouvait à côté lui donna un coup de coude pour qu'il arrête. Les ouvriers qui transportaient des sacs faisaient la pause pour le casse-croûte du matin, et surgissient tous en portant de grands pots de café noir dans lesquels ils trempaient et remuaient des baguettes de pain entières. quelques uns s'étaient assis sur le bord du trottoir, et tous buvaient leur café en l'aspirant bruyamment.

— Vous connaissez sûrement ce jeune homme ? demanda l'agent à Delamarche.
— Je ne le connais que trop bien ! répondit celui-ci. J'ai souvent fait preuve de gentillesse envers lui à une certaine époque, mais j'en ai été très mal remercié, ce que vous ne devez avoir aucune peine à comprendre après l'interrogatoire auquel vous l'avez soumis, même s'il a été très superficiel
— Oui, dit l'agent. C'est quelqu'un de très buté, il me semble.
— Il l'est, dit Delamarche ; mais ce n'est pas son pire défaut.
— Ah bon ? dit l'agent.

— Oui, dit Delamarche, maintenant lancé et qui, les mains au fond des poches, imprimait maintenant à sa robe_de_chambre* un continuel va-et-vient. C'est un sacré filou. Avec mon ami qui est là dans la voiture, nous l'avons par hasard secouru quand il était en pleine détresse ; il n'avait alors aucune idée du mode de vie américain, il venait tout juste de débarquer d'Europe, où on n'avait déjà rien pu faire de lui. Bref, nous l'avons traîné avec nous, il a vécu avec nous, nous lui avons tout expliqué, nous avons essayé de lui trouver un emploi ; nous pensions, contre tout ce qui pourtant nous prouvait le contraire, que nous allions pouvoir faire quelque chose de lui. Et une nuit, il a disparu tout simplement, et dans des circonstances que je ne tiens pas à évoquer. Est-ce vrai, oui ou non ? dit-il pour finir, en s'adressant à Karl, qu'il tira par la manche.

— Reculez donc, les enfants ! s'écria l'agent.

Les enfants en effet s'étaient tellement avancés que pour un peu, Delamarche leur aurait marché dessus.

Entre-temps, les débardeurs, qui jusque-là n'avaient pas accordé grand intérêt à cet interrogatoire, étaient devenus plus attentifs eux aussi, et s'étaient rassemblés, formant un arc-de-cercle dense derrière Karl, si bien que celui-ci n'aurait même pas pu faire un pas en arrière, et que de plus il avait dans les oreilles le brouhaha des voix de ces gens, qui émettaient plutôt des sortes de grognements incompréhensibles dans lesquels des mots slaves se mêlaient peut-être à de l'anglais.

— Merci pour le renseignement, dit l'agent, en adressant un salut à Delamarche. De toutes façons, je vais l'emmener et le faire reconduire à l'“l'Hôtel Occidental”. Mais Delamarche reprit :
— Puis-je vous demander qu'on me confie un instant ce jeune homme ? J'ai quelques affaires à régler avec lui, et je m'engage à le ramener moi-même ensuite à l'Hôtel.
— Je ne peux pas faire ça, dit l'agent.
— Voici ma carte de visite, dit Delamarche ; et il lui tendit un bristol.

L'agent l'examina avec attention et sourit aimablement mais insista  :
— Non, ce n'est pas possible.

Autant Karl avait jusqu'ici éprouvé de la méfiance à l'égard de Delamarche, autant maintenant il lui apparaissait comme le seul recours possible. Bien sûr, sa tentative de le soustraire à l'agent de police était un peu suspecte ; mais d'un autre côté, il étair sûr que Delamarche se laisserait plus facilement convaincre que l'agent de ne pas le ramener à l'Hôtel. Et même s'il devait y revenir sous la garde de Delamarche, ce serait bien moins grave que s'il s'agissait d'un agent de police. Mais pour le moment, il ne fallait pas, bien sûr donner l'impression qu'il était prêt à partir avec Delamarche, sinon tout serait perdu. et il regardait avec inquiétude la main de l'agent qui pouvait à tout instant s'abattre sur lui.

— Il faudrait tout de même que je sache pourquoi il a été congédié si vite, dit finalement l'agent, tandis que Delamarche regardait de côté, l'air contrarié, et agitait sa carte de visite du bout des doigts.
— Mais il n'a pas du tout été renvoyé, s'écria Robinson, à la surprise générale ; et il se penchait du mieux qu'il pouvait en dehors de la voiture, en prenant appui sur le chauffeur. Au contraire ! Il a une très bonne place là-bas. Au dortoir, c'est lui qui commande, et il peut y faire venir qui il veut. Mais il est toujours très occupé, et quand on veut obtenir quelque chose de lui, il faut attendre longtemps. Il est toujours fourré chez le Chef du Personnel, chez la cuisinière en chef, c'est un homme de confiance. Renvoyé, lui ? Sûrement pas. Je ne sais pas pourquoi il a dit ça. Comment cela se pourrait-il ? Je me suis gravement blessé dans cet Hôtel, et c'est lui qui a été chargé de me ramener chez moi ; et s'il n'a pas sa veste sur lui, c'est qu'il est parti sans la prendre. Je ne pouvais tout de même pas attendre qu'il aille la chercher !

— Vous voyez ! dit Delamarche, en ouvrant les bras, d'une façon qui avait l'air d'un reproche à l'égard de l'agent, pour son manque de psychologie ; et ces deux mots parurent jeter une clarté définitive sur le dicours confus que venait de tenir Robinson.
— Mais est-ce bien vrai, ça aussi ? demanda l'agent, déjà plus faiblement. Et si c'est vrai, alors pourquoi ce gars-là prétend-il avoir été mis à la porte ?
— Allons, réponds ! fit Delamarche.

Karl regarda l'agent qui devait faire régner l'ordre parmi tous ces inconnus ne pensant qu'à eux-mêmes, et il perçut quelque chose de l'ampleur de sa tâche. Il ne voulut pas mentir, et serra les poings derrière son dos.

§ Karl s'enfuit

Un contremaître parut sous le porche et frappa dans ses mains pour signifier aux débardeurs qu'il était temps de reprendre leur travail. Ils vidèrent le reste de leurs pots de café, et sans un mot, traînant un peu les pieds, entrèrent dans l'immeuble.
— On n'en sortira pas comme ça, dit l'agent ; et il voulut attraper Karl par le bras.

Karl recula un peu sans le vouloir et sentit que l'espace était libre du fait que les débardeurs étaient partis ; il se retourna, fit quelques bonds pour prendre son élan, et se mit à courir aussi vite qu'il pouvait. Les gamins poussèrent un grand cri tous ensemble, et se mirent à courir avec lui quelques pas en tendant leurs petits bras.

— Arrêtez-le ! cria l'agent en dévalant la longue rue en pente et à peu près déserte.

Et en répétant cela sans arrêt, il se mit à poursuivre Karl à grandes enjambées silencieuses, qui trahissaient chez lui une grande force et un grand entraînement. Ce fut une chance pour Karl que cette poursuite se fassse dans un quartier ouvrier, car les ouvriers ne sont pas du côté des autorités. Il courait au milieu de la rue, car c'était là qu'il rencontrait le moins d'obstacles, et il voyait seulement, de temps en temps sur le trottoir, des ouvriers qui s'arrêtaient et qui le regardaient tranquillement, tandis que l'agent leur adressait ses “Arrêtez-le !”, et tandis qu'il courait en restant habilement sur le trottoirt bien lisse, il brandissait sans cesse son bâton vers Karl.

Karl avait peu d'espoir, et il n'en eut même presque plus du tout quand l'agent, approchant des rues transversales, où se trouvaient probablement des patrouilles de Police, se mit à lancer des coups de sifflet assourdissants. Le seul avantage de Karl était d'être vêtu légérement : il dévalait, ou plutôt dégringolait la rue dont la pente s'accentuait de plus en plus. Mais à cause de son manque de sommeil il était distrait, et faisait souvent des bonds trop hauts, qui ne servaient à rien et lui faisaient seulement perdre du temps. L'agent avait toujours son objectif devant les yeux, sans avoir à s'en préoccuper, alors que pour Karl, au contraire, le fait de courir n'était qu'un aspect secondaire : il devait surtout sans cesse choisir entre diverses possibilités, sans cesse prendre des décisions nouvelles.

Son plan de la dernière chance consistait pour le moment à éviter les rues transversales, car il ne pouvait jamais savoir si elle ne recélaient pas des dangers et si elles n'allaient pas le conduire dierctement à un poste de police ; il lui fallait aussi longtemps qu'il le pourrait, rester sur cette rue bien dégagée, où il pouvait voir très loin, et qui ne débouchait tout en bas que sur un pont qui se perdait aussitôt dans un brouillard d'eau et de soleil. Au moment d'accélerer sa course, après avoir pris ce parti, pour dépasser le plus vite possible la première rue transversale qui se présentait, il s'aperçut qu'il y avait tout près de lui un agent qui le guettait, caché dans l'ombre, collé contre le mur sombre d'un immeuble, et prêt à bondir sur lui.

Il n'y avait plus alors d'autre salut pour lui que dans la rue transversale... Et quand, juste à ce moment, il s'entendit appeler aimablement par son nom depuis cette rue, il crut d'abord qu'il s'agissait d'une hallucination (car il avait eu en permanence un bourdonnement dans les oreilles durant toute sa course), alors il n'hésita plus un seul instant et pour surprendre au maximum les agents de police, il se lança dans cette rue en pivotant brutalement sur_un_seul_pied*, à angle droit.

§ Karl sauvé par Delamarche

À peine avait-il fait deux bonds - et il avait déjà oublié qu'on l'avait appelé par son nom - que le deuxième agent se mit à siffler - on sentait bien qu'il disposait de toutes ses forces, lui... Et voilà que des gens qui se trouvaient loin semblaient maintenant accélérer l'allure... Quand une main jaillit soudain d'une petite porte et tira Karl dans un obscur couloir avec ces mots :
— Tais-toi !

C'était Delamarche, hors d'haleine, les joues en feu, les cheveux collés au crâne par la sueur. Il portait sa robe de chambre sous le bras et n'était qu'en chemise et en sous-vêtements. Il eut bientôt fait de refermer et tirer le verrou de la porte qui n'était pas une entrée d'immeuble, mais simplement une petite porte de service, presque invisible.

— Un instant, dit Delamarche.

Il se rejeta en arrière, la tête appuyée contre le mur, et reprit son souffle. Karl se trouvait presque dans ses bras, à la limite de l'évanouissement, le visage contre sa poitrine.
— Les voilà qui courent ! dit Delamarche en montrant la porte du doigt et en y prêtant l'oreille.

Et effectivement, on entendait résonner dans la rue déserte les pas des deux agents qui passaient en courant, comme si on tapait sur une pierre avec de l'acier.
— Tu l'as échappé belle ! dit Delamarche à l'adresse de Karl, qui haletait encore et ne pouvait proférer un seul mot, et il le fit s'asseoir sur le sol avec précaution. Il s'agenouilla près de lui, lui tâta plusieurs fois le front, et l'observa.
— Ça va déjà mieux, maintenant, dit Karl en se relevant péniblement.
— Alors, allons-y, dit Delamarche.

Il avait repassé sa robe de chambre, et il poussa devant lui Karl, trop faible encore pour relever la tête. De temps en temps, il le secouait, pour lui redonner un peu d'allant.

— Tu prétends que tu es fatigué ? Pourtant, à l'air libre, tu pouvais galoper comme un cheval , tandis que moi je devais me faufiler dans ces satanées ruelles et leurs portes. Par chance, je suis un bon coureur, moi aussi. (Et par fierté, il flanqua un grand coup dans le dos de Karl.) Une petite course comme ça avec les agents, de temps en temps, c'est bon pour la forme !
— J'étais déjà fatigué, quand je me suis mis à courir, dit Karl.
— Il n'y a pas d'excuse à mal courir, dit Delamarche. Si je n'avais pas été là, il y a longtemps qu'ils t'auraient attrapé.
— Je le crois aussi, dit Karl. Je vous dois une fière chandelle.
— Ça, tu peux le dire, fit Delamarche.

Ils avancèrent dans un long corridor_étroit*, dont les pavés étaient sombres et luisants. Ici et là s'ouvrait à droite ou à gauche, un escalier, ou bien on apercevait un autre couloir, plus large. On ne voyait guère d'adultes : seulement des enfants qui jouaient sur les escaliers déserts. Debout contre une rampe, une petite fille pleurait et son visage brillait, inondé de larmes. À peine eut-elle aperçu Karl qu'elle grimpa dans l'escalier, la bouche grande ouverte et suffocant presque, et ne se calma que lorsqu'elle fut arrivée en haut, après s'être retournéee plusieurs fois, comme si elle voulait s'assurer que personne ne la suivait ou ne s'apprêtait à la suivre.
— Je l'ai fichue par terre tout à l'heure, en courant pour descendre, dit Delamarche en riant.

Et il la menaça du poing, ce qui la fit monter encore plus haut en hurlant.

Les cours qu'ils traversaient étaient étaient elles aussi presque désertes. Ils ne rencontrèrent ici et là qu'un employé de commerce poussant devant lui un chariot à deux roues, une femme qui remplissait à la pompe un broc d'eau, un facteur qui traversait toute une cour d'un pas égal, un vieil homme à moustaches blanches, fumant sa pipe, les jambes croisées devant une porte vitrée ; devant une entreprise de transport on déchargeait des caisses, des chevaux inoccupés secouaient la tête avec indifférence, un homme en blouse, une feuille de papier à la main, surveillait le travail ; la fenêtre d'un bureau était ouverte, et un employé, assis à sa table, avait tourné la tête pour regarder Karl et Delamarche qui passaient juste à ce moment-là.

— On ne peut pas rêver d'un endroit plus tranquille, dit Delamarche. Le soir, il y a une heure ou deux où il y a beaucoup de bruit, mais le reste de la journée, c'est parfait.

Karl acquiesça de la tête : il trouvait même le calme trop grand.
— Je ne pourrais pas habiter ailleurs, dit Delamarche, car Brunelda ne supporte absolument aucun bruit. Connais-tu Brunelda ? Tu vas la voir dans un instant. Toutefois je te le conseille : arrange-toi pour faire le moins de bruit possible.

En arrivant à l'escalier qui montait à l'appartement de Delamarche, le taxi était déjà reparti, et le type au nez rongé, sans s'étonner le moins du monde de voir réapparaître Karl, leur dit qu'il avait porté Robinson jusqu'en haut. Delamarche fit seulement un signe de tête, comme si l'autre était son domestique et qu'il n'avait fait qu'accomplir une tâche qui allait de soi. Karl traînait un peu à regarder la rue ensoleillée, mais Delamarche l'entraîna dans l'escalier.
— On y est presque, dit-il plusieurs fois tandis qu'ils gravissaient les marches.

Mais sa prédiction ne se réalisait pas : quand on était en haut d'un escalier, il y en avait toujours un autre, avec une direction à peine différente. Si bien qu'une fois, Karl s'arrêta, non pas tant à cause de la fatigue que du désarroi dans lequel le plongeait l'immensité_de_ces_escaliers*.
— L'appartement est tout en haut, dit Delamarche, tandis qu'ils continuaient à grimper. Mais cela offre aussi des avantages. On en sort très peu, on peut rester en robe de chambre toute la journée, nous trouvons ça très bien. Et naturellement, aucun visiteur ne se risque jusqu'ici.
— D'où les visiteurs pourraient-ils bien venir ? se dit Karl.

Finalement, sur un palier, Robinson apparut, devant une porte d'appartement fermée : cette fois, ils y étaient. Mais ce n'était même pas la fin de l'escalier, il continuait encore dans la pénombre, et rien ne semblait indiquer qu'il allait s'arrêter bientôt.
— Je me le disais bien, fit Robinson d'une voix faible, comme s'il souffrait encore de ses blessures. Delamarche va le ramener ! Rossmann, que serais-tu sans Delamarche ?

Robinson était en petite tenue, et cherchait du mieux qu'il le pouvait à s'envelopper dans une petite couverture qu'on lui avait donnée à “l'Hôtel Occidental”. On ne voyait pas très bien pourquoi il n'entrait pas dans l'appartement, au risque de se rendre ridicule aux yeux de ceux qui pourraient passer.

§ Dans le couloir

— Elle dort ? demanda Delamarche.
— Je ne crois pas, dit Robinson, mais j'ai préféré attendre que tu reviennes.
— Il faut d'abord qu'on regarde si elle dort, dit Delamarche, et il se pencha vers le trou de la serrure.

Après avoir regardé un long moment en se tortillant le cou dans tous les sens, il se redressa et dit :
— On ne la voit pas très bien, le rideau est baissé. Elle est assise sur le canapé, mais peut-être qu'elle dort.
— Elle est donc malade ? demanda Karl, voyant que Delamarche restait là, comme s'il attendait qu'on lui dise quoi faire. Mais celui-ci répondit d'un ton sec :
— Malade ?
— Il ne la connaît pas, dit Robinson, pour excuser Karl.

À quelques portes de là, deux femmes étaient sorties dans le couloir ; elles s'essuyaient les mains à leur tablier, et regardaient Delamarche et Robinson qui semblaient les amuser. D'une autre porte sortit une toute jeune fille aux brillants cheveux blonds, qui se glissa entre les deux femmes, et_se_pendit_à_leurs_bras*.
— Quelles sales bonnes femmes, dit Delamarche, mais à voix basse, manifestement pour ne pas gêner le sommeil de Brunelda. Un de ces jours, je vais les signaler à la police, et j'en serai débarrassé pour des années. Ne les regarde pas... souffla-t-il à Karl, qui regardait ces femmes sans penser à mal, puisqu'on ne faisait rien d'autre dans ce couloir que d'attendre le réveil de Brunelda.

Karl secoua la tête avec irritation, comme pour signifier à Delamarche qu'il n'avait pas à lui faire de remontrances. Et pour bien le montrer, il voulait même se diriger vers ces femmes, mais Robinson le retint par la manche en disant :
— Rossmann ! Fais attention !

 Alors Delamarche, que Karl agaçait déjà, rendu encore plus furieux par un grand éclat de rire de la fille, prit son élan et se précipita en agitant bras et jambes vers les femmes - qui disparurent chacune par leur porte, comme balayées par un coup de vent.

— C'est comme ça que je suis obligé de nettoyer les couloirs de temps en temps, dit Delamarche, en revenant tranquillement. Puis il se rappela la résistance que Karl avait manifestée, et il ajouta :
— J'attends de toi un tout autre comportement, sinon tu pourrais le regretter !

 Alors on entendit venir de la pièce une voix qui demandait, dans un registre faible et las :
— Delamarche ?
— Oui, répondit Delamarche, en regardant la porte d'un air aimable : on peut entrer ?
— Oh oui, répondit la voix, et Delamarche ouvrit la porte, lentement, après avoir jeté un coup d'œil en arrière sur les deux autres qui attendaient.

Ils pénétrèrent dans une complète obscurité. Il n'y avait pas de fenêtre, et le volet roulant du balcon était descendu jusqu'en bas, laissant passer fort peu de jour ; et de plus, l'encombrement de la pièce, avec des meubles et des vêtements qui pendaient un peu partout, contribuait encore beaucoup à l'assombrir. L'air était lourd, et l'on sentait tout de suite la poussière accumulée dans les recoins inaccessibles à qui que ce fût. La première chose que Karl remarqua en entrant, ce fut que trois armoires étaient disposées presque l'une derrière l'autre.

§ Brunelda

Sur un canapé était allongée la femme qui tout à l'heure avait regardé du haut du balcon. Sa robe rouge tombait jusqu'au sol en faisant de larges ondulations, elle était un peu retroussée dans le bas, et l'on voyait ses jambes presque jusqu'aux genoux ; elle portait de gros bas de laine blanche, et n'avait pas de chaussures.
— Quelle chaleur, hein, Delamarche ? dit-elle. Elle cessa de regarder du côté du mur, laissa pendre mollement sa main en direction de Delamarche, qui la saisit et la baisa. Karl ne vit que son double menton, qui sembla rouler en suivant le mouvement de la tête.
— Faut-il que je relève le rideau ? demanda Delamarche.
— Surtout pas ! dit-elle, les yeux clos, et sur un ton désespéré ; ce serait encore pire !

Karl s'était approché au pied du canapé pour mieux la voir. Il était étonné de l'entendre se plaindre ainsi, car la chaleur n'avait rien d'exceptionnel.
— Attends, je vais t'installer un peu mieux, dit Delamarche avec anxiété. Et pour lui dégager le cou il défit quelques boutons du col de la robe, l'entrouvrit un peu, ce qui laissa voir la naissance de sa gorge et un bout de dentelle un peu jaunie de sa chemise.
— Qui est-ce ? dit soudain la femme en montrant Karl du doigt. Pourquoi est-ce qu'il me regarde comme ça ?
— Toi au moins, tu ne perds pas ton temps, dit Delamarche en tirant Karl sur le côté, en prodiguant à la femme des paroles rassurantes : Ce n'est rien, c'est seulement le jeune homme que j'ai ramené pour qu'il soit à ton service.

— Mais je n'ai besoin de personne ! cria-t-elle. Pourquoi amènes-tu des étrangers dans la maison ?
— Mais tu dis toujours que tu voudrais quelqu'un pour te servir, dit Delamarche, en s'agenouillant - car sur le canapé, pourtant très large, il ne restait pas la moindre place à côté de Brunelda.
— Ah ! Delamarche, dit-elle, tu ne me comprends pas, tu ne comprends rien !
— Eh bien ! Je ne te comprends donc vraiment pas, dit Delamarche, en lui prenant le visage entre ses deux mains. Mais il n'y a rien de décidé : si tu le veux, je le renvoie tout de suite.

— Puisqu'il est là, maintenant, alors qu'il reste, dit-elle alors.

Karl était tellement fatigué qu'il lui fut très reconnaissant de ces mots - qui n'étaient peut-être même pas vraiment aimables - et que, songeant aux escaliers sans fin que sinon il lui aurait peut-être fallu resdescendre, il alla vers elle en passant par dessus Robinson qui dormait sur sa couverture, et malgré les grands gestes irrités de Delamarche, il dit :
— Je vous remercie de bien vouloir que je reste encore un peu ici. Cela fait bien vingt-quatre heures que je n'ai pas dormi, tout en étant passablement occupé, et j'ai eu bien des émotions. Je suis vraiment épuisé , et je ne sais pas trop où j'en suis. Mais quand j'aurai dormi quelques heures, vous pourrez me renvoyer à votre guise, et je m'en irai volontiers.

— Tu peux bien rester, dit la femme. Et elle ajouta ironiquement : comme tu vois, nous avons de la place à revendre, ici.
— Allons, il faut que tu partes, dit Delamarche. Nous n'avons pas besoin de toi.
— Non, qu'il reste, dit la femme, en parlant sérieusement cette fois-ci.

Et Delamarche dit alors à Karl, comme pour tirer la conclusion de son souhait :
— Alors allonge toi quelque part.
— Il peut s'allonger sur les rideaux, mais il doit d'abord retirer ses bottines, pour ne rien déchirer.

Delamarche montra à Karl l'endroit dont elle parlait : entre la porte et les trois armoires, toutes sortes de rideaux jetés là en un grand tas. Si on les avait pliés convenablement, en mettant les plus lourds au dessous, et les plus légers au dessus, si on avait retiré de ce tas, pour finir, toutes les tringles et anneaux de bois, on aurait pu en faire une couchette acceptable. Mais tel que cela était, ce n'était qu'une masse branlante qui oscillait en tous sens, et sur laquelle, Karl s'étendit pourtant tout de suite, car il était bien trop fatigué pour prendre de telles dispositions avant de dormir, et de plus, eu égard à ses hôtes, il lui était difficile de faire trop de manières.

Il allait sombrer dans un profond sommeil quand il entendit un grand cri ; il se redressa, et vit Brunelda assise maintenant bien droite sur le canapé, les bras largement ouverts, étreignant Delamarche, agenouillé devant elle. Karl, que ce spectacle gênait, se laissa retomber et s'enfouit dans les rideaux pour continuer son somme. Il était clair pour lui qu'il ne pourrait demeurer ici plus de deux jours ; mais il était d'autant plus nécessaire de dormir un bon coup, pour pouvoir ensuite retrouver complètement ses esprits et prendre rapidement la bonne décision.

Mais voilà que Brunelda venait de remarquer les yeux de Karl agrandis par la fatique, ces yeux qui déjà l'avaient effrayée une première fois, et elle s'écria :
— Delamarche, je n'en peux plus de chaleur, je brûle, il faut que je me déshabille et que je prenne un bain. Fais sortir ces deux-là, envoie-les où tu veux, dans le couloir ou sur le balcon, mais que je ne les voie plus ! On est chez soi, et on est toujours dérangé ! Si seulement je n'étais qu'avec toi, Delamarche ! Mais bon sang, ils sont encore là ! Et ce Robinson qui se montre sans vergogne en sous-vêtements devant une dame ! Et ce jeune-là, cet inconnu, qui il y a un instant encore me regardait d'un air furieux, et qui vient de se recoucher, croit-il que je suis dupe ? Mets-moi ça dehors, Delamarche, ils me pèsent sur la poitrine, ils m'oppressent, et si je meurs là maintenant, ce sera de leur faute !

Je les mets dehors tout de suite, tu peux commencer à te déshabiller, dit Delamarche. Il alla vers Robinson, qu'il secoua du bout du pied qu'il lui avait posé sur la poitrine. En même temps, il criait à Rossmann :
— Rossmann, debout ! Et tous les deux, filez sur le balcon ! Malheur à vous si vous rentrez avant que je ne vous aie appelés ! Et maintenant, Robinson, ouste ! - Et il le secouait encore plus fort - Et toi, Rossmann, prends garde à ce que je ne te tombe pas dessus ! Et il frappa deux fois dans ses mains.

Que c'est long ! cria Brunelda depuis le canapé. En s'asseyant, elle avait largement écarté les jambes, pour donner plus de place à son corps énorme, et c'est seulement au prix d'efforts extrêmes, en soufflant beaucoup et en s'arrêtant souvent qu'elle parvint à se pencher suffisamment pour attraper le haut de ses bas et les faire descendre un peu sur ses pieds, sans réussir à les enlever complètement : elle en était incapable, et c'était Delamarche qui devait s'en occuper, ce qu'elle attendait avec impatience.

Encore hébété de fatigue, Karl s'était laissé couler au bas du tas de rideaux, et il se dirigeait lentement vers la porte-fenêtre du balcon ; un pan de rideau s'était accroché à son pied, et il le traînait nonchalamment. Dans sa distraction, il dit même, en passant devant Brunelda :
— Je vous souhaite une bonne nuit.

et il s'avança vers le balcon, en passant devant Delamarche, qui entr'ouvrait le rideau de la porte-fenêtre. Robinson, tout aussi endormi, était sur ses talons car il marmonnait pour lui-même :
— C'est toujours pareil ! Toujours les mêmes brimades ! Si Brunelda ne vient pas aussi, je ne vais pas sur le balcon.

Mais malgré ces récriminations, il ne tarda pas à sortir, et à se coucher par terre, puisque Karl s'était déjà laissé tomber dans le fauteuil.

§ Sur le balcon

Quand Karl se réveilla, c'était déjà le soir, les étoiles brillaient déjà dans le ciel, et derrière les hauts immeubles qui se trouvaient de l'autre côté de la rue, on voyait s'élever la lumière de la lune. Après avoir jeté un regard circulaire sur le paysage inconnu tout autour, avoir respiré plusieurs fois l'air frais et tonique, Karl se rendit compte de l'endroit où il se trouvait. Comme il avait été imprudent ! Il avait négligé tous les conseils que lui avait donnés la cuisinière en chef, tous les avertissements que lui avait prodigués Thérèse, et toutes ses propres craintes... Il était là, sur le balcon de Delamarche, où il avait dormi la moitié de la journée, comme s'il n'y avait pas eu, derrière le rideau, Delamarche, son grand ennemi.

Robinson, sur le sol, s'étirait avec indolence, et l'avait saisi par le pied ; il semblait bien l'avoir réveillé de cette façon, car il dit :
— Tu as un sacré sommeil, Rossmann ! C'est bien là l'insouciance de la jeunesse... Combien de temps comptais-tu dormir encore ? je t'aurais bien laissé dormir encore, mais j'en ai assez d'être par terre, et en plus, j'ai très faim. Je t'en prie, lève-toi un peu : j'ai caché là, dans le siège du fauteuil, quelque chose à manger, et je voudrais bien l'extirper ! Tu en auras ta part.

Karl, qui s'était redressé, vit alors comment Robinson, sans se lever, en se tortillant sur le ventre, tendit le bras sous le siège et en tira une sorte de coupe argentée, comme celles que l'on utilise pour y mettre des cartes de visite. Et dans celle-ci se trouvait une moitié d'une saucisse noirâtre, quelques minces cigarettes, une boîte de sardines ouverte et encore bien remplie, dont l'huile dégoulinait, et des bonbons en grande quantité, dont la plupart étaient écrasés et collés les uns aux autres. Apparut encore, ensuite, un gros morceau de pain, ainsi qu'une sorte de flacon de parfum, mais qui semblait contenir autre chose que du parfum, car Robinson l'exhiba avec un contentement tout particulier et se pourlécha les babines en regardant Karl.

— Tu vois, Rossmann, dit Robinson, pendant qu'il engloutissait sardine après sardine et essuyait de temps à autre ses mains pleines d'huile sur un châle de laine oublié là probablement par Brunelda, tu vois, il faut se mettre de côté des provisions, si on ne veut pas mourir de faim. Moi, je suis complètement laissé à l'écart. Et quand on est constamment traité comme un chien, on finit par croire qu'on en est vraiment un. C'est heureux que tu sois là, Rossmann, car au moins je peux parler avec quelqu'un. Dans l'immeuble personne ne m'adresse la parole. On nous déteste. Et tout ça, c'est à cause de Brunelda. Bien sûr, c'est une femme superbe. Tu sais (et il fit signe à Karl de se pencher vers lui, pour lui parler à l'oreille) un jour je l'ai vue toute nue. Oh la la..

Et en se souvenant de ce plaisir extrême, il se mit à serrer et taper sur les jambes de Karl, qui finit par s'écrier :
— Mais tu es fou, Robinson !

Et il dut lui prendre les mains pour les séparer violemment.

— Tu n'es encore qu'un enfant, Rossmann, dit Robinson.

Il tira de dessous sa chemise un poignard qu'il portait suspendu à son cou par un lacet, le sortit de son fourreau, et se mit à couper la saucisse, qui était dure.
— Tu as encore beaucoup de choses à apprendre. Mais avec nous tu es bien tombé. Assieds-toi donc. Tu ne veux pas manger quelque chose, toi aussi ? Peut-être que de me voir , cela va te mettre en appétit. Tu ne veux pas boire quelque chose non plus ? Tu ne veux donc vraiment rien...Et tu n'es pas très bavard non plus ! Mais peu importe avec qui on est sur ce balcon, du moment qu'il y a quelqu'un.

C'est que je suis vraiment souvent sur ce balcon. Ça amuse tellement Brunelda ! Il suffit que quelque chose lui passe par le tête... Une fois c'est parce quelle a froid, une autre parce qu'elle veut dormir, ou bien qu'elle veut se peigner, ou enlever son corset, ou qu'elle veut le remettre, et à chaque fois, elle m'expédie sur le balcon. Parfois elle fait vraiment ce qu'elle a prétendu faire, mais la plupart du temps, elle reste étendue là, sur le canapé, comme d'habitude, sans bouger. Autrefois j'écartais souvent un peu le rideau, comme ça, pour regarder ; mais une fois que je faisais ça, Delamarche m'a donné quelques coups de fouet sur la figure... Tu vois les marques ? Je sais bien qu'il ne le faisait pas de lui-même, c'est Brunelda qui le lui a demandé, mais maintenant je n'ose plus.

Alors je reste couché là, sur le balcon et je n'ai d'autre plaisir que celui de manger. Avant-hier, je me sentais bien seul étendu là, et j'avais encore mes vêtements élégants, que j'ai malheureusement perdus dans ton hôtel - les chiens ! Ils t'arrachent même les vêtements chics que tu portes ! - donc je me sentais seul, j'ai regardé ce qui se passait en bas à travers la balustrade, et tout me semblait si triste, que je me suis mis à pleurer.

Et alors, par hasard, sans que je m'en aperçoive tout de suite, Brunelda est venue me voir avec sa robe rouge - c'est celle qui lui va le mieux -, elle m'a regardé un instant, puis elle a dit : « Robinson, pourquoi pleures-tu ? ». Puis elle m'a essuyé les yeux avec un pan de sa robe, qu'elle avait soulevée. Qui sait ce qu'elle aurait fait, encore, si Delamarche ne l'avait pas appelée, et si elle n'avait pas été obligée de rentrer dans la chambre aussitôt ? Alors bien sûr, j'ai pensé que c'était mon tour maintenant, et j'ai demandé, à travers le rideau, si je pouvais rentrer maintenant dans la chambre. Et tu sais ce qu'elle a dit, Brunelda ? Elle a dit « Non ! » et encore : « Qu'est-ce qui te prend ? »

— Pourquoi donc restes-tu ici, dit Karl, si on te traite de cette façon ?
— Excuse-moi, Rossmann, mais ta question est idiote. Toi aussi tu vas rester, même si on te traite encore plus mal. Et d'ailleurs, on ne me traite pas si mal que ça.
— Non, dit Karl. Je vais certainement partir, et même dès ce soir, si possible. Je ne veux pas rester chez vous.
— Et comment feras-tu, par exemple, pour t'en aller ce soir ? demanda Robinson, qui avait extrait de la mie de pain et la trempait soigneusement dans l'huile de la boîte de sardines. Comment pourrais-tu t'en aller alors que tu n'as même pas le droit d'entrer dans la chambre ?

— Et pourquoi donc n'avons-nous même pas le droit d'entrer ?
— C'est comme ça, tant que ça n'a pas sonné, on n'a pas le droit d'entrer, dit Robinson.

Il engoufrait un gros bout de pain bien gras dans sa bouche grande ouverte, tout en récupérant de l'autre main les gouttes d'huile qui tombaient, et de temps en temps, retrempait ce qui lui restait de pain dans le creux de sa main qui lui servait de réservoir.
— Tout est devenu plus sévère, ici. Au début, il n'y avait qu'un rideau léger ; on ne pouvait pas voir au travers, mais le soir, on reconnaissait les silhouettes. Ça ne plaisait pas à Brunelda. Alors j'ai dû transformer en rideau un de ses vieux manteaux de théâtre et l'accrocher ici à la place de l'autre. Maintenant on ne voit quasiment plus rien. Auparavant, je pouvais toujours demander si j'avais le droit de rentrer, et on me répondait toujours “oui” ou “non”, selon les circonstances ; mais j'en ai certainement abusé, j'ai demandé trop souvent, et Brunelda n'a pas supporté cela. Malgré sa corpulence, elle est fait très fragile, elle a souvent des maux de tête et souffre de la goutte dans les jambes presque tout le temps ; aussi a-t-il été décidé que je ne devais plus demander, mais que l'on appuierait sur le bouton de la sonnette qui est sur la table pour signifier que j'ai le droit de rentrer. Et cela déclenche un tel bruit que même moi, cela me réveille ! Un jour j'ai eu un chat pour me distraire, mais il a tellement été épouvanté par cette sonnerie, qu'il s'est sauvé et n'est jamais revenu. Aujourd'hui, elle n'a pas encore retenti, et quand elle sonne, non seulement je peux rentrer, mais je dois le faire ; et quand elle tarde autant à se faire entendre, c'est que cela peut durer encore très longtemps !

— Oui, dit Karl. Mais ce qui est valable pour toi ne l'est pas forcément pour moi. D'ailleurs ce genre de choses ne vaut que pour ceux qui le veulent bien.
— Mais, demanda Robinson, pourquoi est-ce que cela ne vaudrait pas aussi pour toi ? Évidemment, que c'est vrai aussi pour toi ! Attends tranquillement ici avec moi que ça sonne. Alors tu verras bien si tu peux t'en aller.
— Pourquoi est-ce que toi, Robinson, tu ne pars pas d'ici, en fait ? Simplement parce que Delamarche est ton ami, ou plutôt était ton ami. Ce n'est pas une vie, ça ! Est-ce que ça ne serait pas mieux à Butterford, où tu voulais aller, avant ? Ou même en Californie, où tu as des amis ?

§ Récit de Robinson

— Oui, dit Robinson. Personne n'aurait pu prévoir ça... (Avant de poursuivre, il ajouta : « À ta santé, mon cher Rossmann ! » Et il but une longue gorgée au flacon à parfum). Nous étions dans une très mauvaise passe quand tu nous a lâchement laissé tomber. Les premiers jours, nous n'avons pas réussi à trouver du travail. D'ailleurs, Delamarche ne voulait pas travailler, et pourtant lui, il aurait pu en trouver ; mais c'est moi qu'il envoyait en chercher, et moi je n'avais aucune chance pour ça. Lui se contentait de traînasser à droite et à gauche ; un soir, à la nuit tombante, il a rapporté quelque chose, mais ce n'était qu'un porte-monnaie de dame. Certes, il était très beau, avec des perles - maintenant il l'a donné à Brunelda - mais il n'y avait quasiment rien dedans.

Alors il a dit qu'il fallait aller dans les maisons pour mendier, car on peut, c'est vrai, y trouver bien des choses, et c'est ce que nous avons fait ; mais pour donner une meilleure impression, je me suis mis à chanter devant les portes. Et comme Delamarche a toujours de la chance, à peine étions-nous devant la porte de la deuxième maison, un appartement de riches, au rez-de chaussée, après avoir chanté pour la cuisinière et le valet de chambre, la Dame est arrivée, la propriétaire, qui s'apprête à monter les marches du perron : c'était Brunelda.

Son corset était peut-être trop serré, mais elle n'a pas pu monter ces quelques marches... Mais comme elle était belle, Rossmann ! Elle était tout de blanc vêtue, avec une ombrelle rouge ! Elle était à croquer, que je te dis  ! À savourer... Ah là là, qu'est-ce qu'elle était belle ! Quelle femme ! Peux-tu me dire comment il peut exister une femme pareille ? Bien entendu la femme de chambre et le serviteur sont aussitôt accourus vers elle, et l'ont presque portée jusqu'en haut. Nous, on est restés debout de chaque côté de la porte et on_l'a_saluée* au passage, comme on le fait ici.

Elle est restée un moment figée, car elle n'avait pas encore repris vraiment son souffle. Et puis je ne sais pas ce qui s'est passé au juste : j'avais tellement faim que je ne devais pas avoir toute ma tête à moi, elle était encore tellement plus belle étant si proche, tellement large, et à cause de son corset si bien ajusté (je pourrais te le montrer dans l'armoire), bref - je l'ai touchée un peu par derrière, juste un tout petit peu, tu vois, comme ça... Et naturellement, on ne peut pas admettre qu'un mendiant fasse ça à une dame riche. C'était à peine ce qu'on peut appeler “toucher”, mais enfin c'était ça quand même. Qui sait comment ça aurait pu tourner si Delamarche ne m'avait aussitôt collé une baffe, et une telle baffe, que j'ai dû me tenir la joue à deux mains !

— Vous en avez fait de belles ! dit Karl, complètement captivé par cette histoire. Et il s'assit sur le sol. C'était donc Brunelda ?
— Eh oui, c'était Brunelda, dit Robinson.
— N'as-tu pas dit une fois qu'elle était chanteuse ? demanda Karl.
— Bien sûr que oui ! C'est une chanteuse, c'est même une grande cantatrice, répondit Robinson, tandis qu'il mâchonnait une grosse masse de bonbons qu'il avait sur la langue, et poussait du doigt les morceaux qui dépassaient de temps en temps de sa bouche.

Mais bien sûr, on ne le savait pas encore, on voyait seulement que c'était une dame très riche et très distinguée. Elle a fait comme si rien ne s'était passé, et peut-être après tout n'avait-elle rien remarqué, car je l'ai vraiment touchée seulement du bout des doigts. mais elle n'arrêtait pas de regarder Delamarche, et lui la regardait aussi, droit dans les yeux, comme il sait le faire. Et alors elle lui a dit : « Entre donc ici un petit moment », et elle a montré l'appartement du bout de son ombrelle, pour que Delamarche y entre devant elle. Alors ils sont entrés tous les deux puis les domestiques ont refermé la porte derrière eux. Ils m'ont oublié tout seul dehors, et alors j'ai pensé que cela ne durerait pas trop longtemps, et je me suis assis sur l'escalier, pour attendre Delamarche.

Mais au lieu de Delamarche, c'est le domestique qui est venu, en m'apportant une grande assiette de soupe. “Une attention de Delamarche”, que je me suis dit. Le domestique est resté là encore un peu pendant que je mangeais, et il m'a raconté des choses sur Brunelda, et alors j'ai vu ce que la visite que nous lui avions faite pouvait signifier pour nous. Car Brunelda était divorcée, elle possédait une grande fortune, elle était complètement indépendante ! Son premier mari était un fabricant de cacao ; elle l'aimait toujours, mais elle ne voulait absolument plus en entendre parler. Il venait très souvent à l'appartement, toujours très élégant, vêtu comme pour aller à un mariage - c'est cela, mot pour mot, je le connais moi aussi ; mais le domestique, malgré de généreux pourboires, n'osait même pas demander à Brunelda si elle voulait le recevoir, car il le lui avait demandé plusieurs fois déjà, et à chaque fois, elle lui avait jeté à la figure ce qui lui était tombé sous la main. Ah ! Rossmann, tu es épaté, hein ?

— D'où connais-tu cet homme ? demanda Karl.
— Il monte de temps en temps ici aussi, dit Robinson.
— Ici ? Karl tapota le sol avec étonnement.
— Tu peux bien être étonné, continua Robinson. [Com12-67*] Je l'ai été moi-même aussi, au début, quand le domestique m'a raconté ça. Pense donc : quand Brunelda n'était pas là, cet homme-là se faisait conduire dans sa chambre par le domestique, et à chaque fois il emportait quelque bibelot en guise de souvenir, et chaque fois il laissait en partant un objet de grande valeur et très chic pour Brunelda, avec interdiction absolue pour le domestique de dire de qui cela venait.

Mais un jour, alors qu'il avait apporté - c'est le domestique qui me l'a dit, et je le crois - quelque chose de grande valeur, en porcelaine, Brunelda a dû comprendre, je ne sais comment, et elle a aussitôt jeté l'objet par terre, l'a piétiné, a craché dessus, et fait encore je ne sais quoi, au point que le domestique, de dégoût, n'osait même pas l'enlever.

— Qu'est-ce que cet homme a donc bien pu lui faire ? demanda Karl.
— Ah ça, je ne sais pas, dit Robinson. Mais rien de particulier, je crois, et du moins il ne le sait pas lui-même. J'en ai déjà parlé plusieurs fois avec lui. Tous les jours, il m'attend là-bas au coin de la rue, et quand je viens, je dois lui raconter tout ce qu'il y a eu de nouveau. Si je ne peux pas venir, il attend une demi-heure, et il s'en va. C'était pour moi un bon moyen de me faire un peu d'argent, car il paie très bien les informations que je lui donne. Mais depuis que Delamarche a eu vent de l'affaire, je dois lui reverser tout, alors j'y vais moins souvent !

Mais qu'est-ce qu'il veut, cet homme ? demanda Karl. Qu'est-ce qu'il veut donc ? Il sait pourtant bien qu'elle ne veut pas de lui !
— Oui... fit Robinson avec un soupir ; il s'alluma une cigarette et souffla la fumée en l'air en faisant de grands moulinets avec ses bras. Puis il sembla changer d'idée, et dit : Qu'est-ce que ça peut me faire ? Mais ce que je sais, c'est qu'il donnerait beaucoup d'argent pour avoir le droit de s'allonger ici sur le balcon comme nous.

§ Les gens sur leurs balcons

Karl se leva, alla s'appuyer à la balustrade et regarda dans la rue, en bas. La lune était déjà visible, mais sa lumière ne pénétrait pas encore jusqu'au fond de la rue. Celle-ci, qui était si déserte dans la journée, était maintenant pleine de monde, surtout devant les porches des immeubles. Tous allaient lentement et d'un pas lourd ; les manches de chemise des hommes et les robes claires des femmes se détachaient faiblement sur l'obscurité ambiante, et personne ne portait de chapeau.

Les nombreux balcons des alentours étaient maintenant tous occupés : selon la taille des balcons on voyait, à la lueur des ampoules électriques, les familles réunies autour d'une petite table, ou alignées sur des chaises, ou tendant simplement le cou vers l'extérieur. Les hommes étaient assis les jambes écartées, ayant passé les pieds à travers les balustrades, et lisaient des journaux qu'ils laissaient traîner presque par terre, ou bien ils jouaient aux cartes, en silence apparemment, mais en frappant de grands coups sur la table. Les femmes avaient les genoux encombrés de travaux de couture, et ne jetaient qu'un coup d'œil rapide ici ou là autour d'elles ou dans la rue.

Une femme blonde et malingre, sur le balcon voisin, ne cessait de bâiller, les yeux à demi-fermés, en mettant à chaque fois devant sa bouche le linge qu'elle était en train de repriser. Même sur les plus petits balcons, les enfants trouvaient le moyen de se courir après, ce qui agaçait beaucoup les parents. Dans beaucoup d'appartements, on entendait des gramophones, qui diffusaient des chansons ou de la musique d'orchestre, mais on ne semblait pas s'y intéresser beaucoup : de temps en temps, le père de famille faisait seulement un signe de tête, et quelqu'un se précipitait alors à l'intérieur pour changer le disque.

On voyait des couples d'amoureux immobiles à de nombreuses fenêtres, et à l'une d'elles, en face de Karl, se tenait un de ces couples : le jeune homme avait le bras autour de la taille de la fille, et de sa main, il lui palpait la poitrine.

Connais-tu quelqu'un parmi les gens qui sont là ? demanda Karl à Robinson, qui venait de se lever lui aussi, et parce qu'il frissonnait, s'était entortillé dans le châle de Brunelda en plus de sa couverture.
— Quasiment personne, et c'est bien ce qu'il y a de pénible dans ma situation, dit Robinson. Et il attira Karl plus près de lui pour lui murmurer à l'oreille : sinon, je n'aurais pas à me plaindre, pour l'instant. À cause de Delamarche, Brunelda a vendu tout ce qu'elle avait, et elle est venue s'installer ici avec toute sa fortune, dans ce logement de banlieue, pour pouvoir se consacrer totalement à lui, et que personne ne vienne les déranger ; et d'ailleurs c'est bien ce que veut Delamarche lui aussi.

§ Suite du récit de Robinson

— Et elle a chassé aussi les domestiques ? demanda Karl.
— Tout à fait, dit Robinson. Où voudrais-tu que l'on mette des domestiques ici ? Ce sont des gens exigeants. Une fois, chez Brunelda, Delamarche en a chassé un de la pièce en lui flanquant des claques, jusqu'à ce qu'il soit dehors. Et bien entendu, les autres domestiques ont fait cause commune avec lui, et ont fait du vacarme derrière la porte. Alors Delamarche est sorti (à l'époque, je n'étais pas un domestique, j'étais plutôt un ami de la famille, mais j'étais quand même avec eux), il est sorti et a demandé : « Que voulez-vous ? » Le plus âgé des domestiques, celui qu'on appelait Isidore, lui a répondu : « Nous n'avons rien à voir avec vous. Notre patronne, c'est Madame. »

Comme tu le vois, ils avaient une grande déférence envers Brunelda. Mais sans s'occuper d'eux, Brunelda a couru vers Delamarche - elle n'était pas encore aussi grosse que maintenant - et devant eux, elle l'a embrassé en l'appelant :  « Delamarche, mon chéri ». Et finalement elle a dit : « Débarrasse-moi de cette bande de singes ». Les “singes”, c'étaient les domestiques, évidemment ; tu imagines la tête qu'ils faisaient.

Alors Brunelda a pris la main de Delamarche et l'a posée sur la bourse qu'elle portait à la ceinture ; Delamarche a pioché dedans pour payer les domestiques. Brunelda n'a participé à cela qu'en restant là debout, la bourse ouverte à sa ceinture.

Delamarche a dû y puiser plusieurs fois, car il distribuait sans compter, et sans vérifier ce qu'on lui demandait. Et finalement il a dit : « Puisque vous ne voulez pas discuter avec moi, je vous le dis au nom de Brunelda : fichez le camp, et vite ! » Voilà comment ils ont été mis à la porte. Il y a eu par la suite quelques procès, Delamarche a même dû se présenter une fois au tribunal, mais je n'en sais pas plus.

Après le départ des domestiques, Delamarche a dit à Brunelda : « Mais maintenant, tu n'as plus personne pour te servir ? » Elle a répondu : « Mais il y a Robinson ! » Là dessus, Delamarche m'a donné une tape sur l'épaule, en me disant : « Bon, eh bien, tu seras notre domestique. » Et Brunelda m'a donné une petite tape sur la joue. Si jamais cela se produit, Rossmann, laisse-la te tapoter la joue : tu n'en reviendras pas de sentir comme c'est bon.

Tu es donc aussi devenu le domestique de Delamarche ? dit Karl, comme pour résumer.

Robinson ressentit la commisération qu'il y avait derrière la question, et répondit :
— Je suis le domestique, mais il y a très peu de gens qui s'en aperçoivent. Tu le vois bien : toi-même tu ne le savais pas, bien que tu sois ici depuis quelque temps déjà. Tu as bien vu, cette nuit, à l'hôtel, comment j'étais vêtu : c'était le fin du fin ! Est-ce que les domestiques sont aussi bien habillés ? Mais il y a pourtant quelque chose : c'est que je n'ai pas souvent le droit de sortir ; ils veulent toujours m'avoir sous la main, car il y a toujours quelque chose à faire dans le ménage. Et une seule personne, ce n'est pas assez pour le travail qu'il y a. Comme tu l'as sans doute remarqué, il y a quantité de choses dans cette pièce ; nous avons apporté tout ce qui n'a pas pu être vendu au moment du grand déménagement. Bien sûr, on aurait pu en donner, mais Brunelda ne donne rien. Alors, pense un peu à ce que ça a été de monter les escaliers avec tout ça...

Et c'est toi, Robinson, qui a monté tout ça ? s'étonna Karl.
— Qui veux-tu que ce soit d'autre ? dit Robinson. Il y avait là quelqu'un pour m'aider, mais un bon à rien : j'ai dû faire ça presque tout seul. Brunelda est restée en bas près du camion ;Delamarche, en haut, décidait de l'endroit où il fallait déposer les choses, et moi je faisais la navette sans arrêt.Ça a duré deux jours - c'est beaucoup, n'est-ce pas ? Mais tu ne peux pas savoir tout ce qu'il y a ici, dans cette chalbre, toutes les armoires sont pleines, et derrière les armoires, tout est entassé jusqu'au plafond. Si on avait embauché quelques personnes pour le déménagement, tout aurait été bien vite fini, mais Brunelda ne faisait confiance à personne d'autre que moi. C'est bien beau, mais je me suis ruiné la santé pour le restant de mes jours, et qu'est-ce que je possède d'autre que ma santé ? Quand je fais seulement un petit effort, j'ai des points de côté ici et là. Crois-tu donc que ces jeunes, à l'hôtel, ces garnements - qu'est-ce qu'ils sont d'autre ? - crois-tu donc qu'ils auraient pu me maltraiter comme ils l'ont fait si j'avais été en bonne santé ? Mais quoi qu'il puisse m'arriver, je n'en dirai jamais rien à Delamarche ni à Brunelda ; je continuerai à travailler, aussi longtemps que je le pourrai, et quand je ne pourrai plus, je m'allongerai et je mourrai. Et alors cette fois, mais trop tard, ils verront bien que j'étais malade, et que pourtant j'ai travaillé, travaillé sans arrêt, que je me suis crevé à la tâche pour eux. Ah, Rossmann... dit il pour finir, et il s'essuya les yeux avec la manche de chemise de Karl. Puis il ajouta : Tu n'as pas froid, comme ça, en chemise ?

Allons, Robinson, dit Karl, tu pleurniches toujours. je ne crois pas que tu sois aussi malade que tu le dis. Tu sembles plutôt bien portant, mais à force de rester là sur ce balcon, tu t'es mis des idées en tête. Tu as peut-être en effet quelques points de côté, mais moi j'en ai aussi, tout le monde en a. Si tout le monde se mettait à pleurer pour de si petites choses que ça, comme toi, tous les gens qui sont là sur leur balcon seraient en train de pleurer !
— Je sais bien ce que je dis, fit Robinson, qui s'essuyait maintenant les yeux avec les coins de sa couverture. Il n'y a pas si longtemps, l'étudiant qui habite à côté de la logeuse, celle qui autrefois nous faisait aussi la cuisine, m'a dit, quand je lui ai rapporté la vaisselle : « Dites donc, Robinson, est-ce que vous ne seriez pas malade ? » On m'a défendu de parler avec les gens ; j'ai donc posé la vaisselle, et j'ai voulu m'en aller. Mais il est venu vers moi et m'a dit : « Dites donc, mon vieux, n'abusez pas trop de vous, vous êtes malade ! » « Et qu'est-ce que je devrais faire, s'il vous plaît ? » que je lui ai demandé. « Ça c'est votre affaire », a-t-il répondu, et il s'est retourné vers les autres qui étaient à la table et qui riaient. Nous avons des ennemis partout, ici, et c'est pourquoi j'ai préféré me sauver.

En somme, tu crois les gens qui se moquent de toi, et pas ceux qui te veulent du bien.
— Je sens tout de même bien comment je suis, protesta Robinson - mais il se remit aussitôt à pleurnicher.
— Tu ne sais même pas ce que tu as. Tu devrais plutôt te chercher un travail sérieux, au lieu de rester là à faire le domestique de Delamarche. Car si j'en crois ce que tu m'as dit, et ce que j'ai pu voir par moi-même, il ne s'agit pas d'un travail, mais d'un véritable esclavage. Et personne ne pourrait supporter ça, je suis bien d'accord là dessus ! Mais toi, parce que tu es l'ami de Delamarche, tu penses que tu n'as pas le droit de l'abandonner. C'est faux ! Puisqu'il ne voit même pas quelle vie_misérable* tu as, tu n'as plus envers lui la moindre obligation.
— Tu crois donc vraiment, Rossmann, que je me remettrais si je cessais de faire le domestique ici ?
— Bien sûr, dit Karl.
— Vraiment ? insista encore Robinson.
— Tout à fait, dit Karl en souriant.
— Alors... Je pourrais commencer tout de suite à me rétablir, dit Robinson en regardant Karl.

Comment ça ? demanda celui-ci.
— Eh bien, parce que c'est toi qui vas me remplacer.
— Mais qui t'a dit ça ? demanda Karl.
— Oh, c'est un projet qui n'est pas nouveau. On en parle depuis plusieurs jours déjà. Tout a commencé parce que Brunelda a crié après moi en disant que je ne tenais pas l'appartement assez propre. Naturellement, j'ai promis de faire tout le nécessaire aussitôt. Mais c'est très difficile pour moi... Par exemple, dans l'état où je suis, je ne peux pas me glisser partout pour faire la poussière. On ne peut déjà pas se déplacer dans le milieu de la pièce, alors comment pourrait-on aller entre les meubles et les piles de provisions qui sont entassées là ? Et si l'on veut vraiment tout nettoyer, il faut bien déplacer aussi les meubles, et comment pourrais-je faire ça tout seul ? Et par-dessus le marché, il faut faire tout ça sans bruit, car Brunelda, qui ne quitte pratiquement jamais la pièce, ne veut pas qu'on la dérange. Alors, même si j'avais promis que tout serait nettoyé à fond, en fin de compte, je ne l'ai pas fait.

Quand Brunelda s'en est aperçue, elle a dit à Delamarche que ça ne pouvait pas continuer comme ça, et qu'il fallait engager quelqu'un de plus pour m'aider. « Je ne veux pas, Delamarche, a-t-elle dit, que tu viennes un jour me reprocher d'avoir mal tenu le ménage. Je ne peux pas en venir à bout moi-même, tu le vois bien, et Robinson ne suffit pas. Au début, il était plein d'allant, et il s'occupait de tout ; mais maintenant, il est toujours fatigué, et la plupart du temps, il reste assis dans un coin. Et une pièce comme celle-là, avec tant d'objets qui l'encombrent, ne s'entretient pas toute seule ! »

Là dessus, Delamarche a réfléchi à ce qu'il était possible de faire, car naturellement, il n'était pas question de faire venir dans ce logement n'importe qui, même pour un essai, car de tous côtés, on est épié. Alors comme je suis ton ami, et que j'ai entendu parler par Renell de tout le mal que tu étais obligé de te donner à l'hôtel, je t'ai proposé. Delamarche a été aussitôt d'accord, bien que tu te sois autrefois mal conduit envers lui, et moi, bien entendu, j'ai été très content de pouvoir t'être utile à quelque chose. Car c'est une place pour ainsi dire faite pour toi : tu es jeune, robuste et adroit, tandis que moi je ne suis plus bon à rien. Mais je dois quand même te dire que tu n'es pas encore embauché du tout. Si tu ne plais pas à Brunelda, on ne pourra pas t'engager. Alors, fais un effort pour lui être agréable, que tu puisses être engagé, et pour le reste, j'en fais mon affaire.

Et toi, qu'est-ce que tu feras, quand je serai le domestique ici ? demanda Karl. Il éprouvait un sentiment de liberté, maintenant que la peur que lui avaient causée les propos de Robinson s'était dissipée. Delamarche n'avait donc pas envers lui de plus mauvaises intentions que de le prendre comme domestique ? S'il en avait eues, ce bavard de Robinson les aurait certainement trahies - et dans ces conditions, Karl se sentait tout à fait en mesure de filer d'ici dès ce soir. On ne peut tout de même pas obliger quelqu'un à accepter un poste comme ça. Auparavant, il s'était fait beaucoup de souci à propos de son renvoi de l'hôtel, se demandant si après cela il pourrait retrouver assez vite un emploi pour pouvoir manger à sa faim, un emploi convenable, et autant que possible, pas moins honorable ; mais maintenant, par comparaison avec celui auquel on le destinait ici et qui lui faisait horreur, n'importe quel autre emploi lui paraissait bien assez bon, et il aurait même encore préféré la misère d'être chômeur. Mais il n'avait même pas envie de dire cela à Robinson, dont le jugement était déjà tout à fait faussé par l'espoir qu'il avait de voir Karl le décharger de son travail.

Eh bien, maintenant, dit Robinson, accompagnant ses propos de grands gestes complaisants (il avait posé ses coudes sur la rambarde), je vais commencer par tout t'expliquer, et te montrer tout ce qui est entreposé là. Tu as de l'instruction, et tu as certainement aussi une belle écriture : tu pourras donc tout de suite dresser le catalogue de tout ce que nous avons ici. Il y a longtemps que Brunelda désire cela. Si demain matin il fait beau, nous demanderons à Brunelda de bien vouloir se mettre sur le balcon, et ainsi nous pourrons travailler tranquillement à l'intérieur, et sans la déranger. Car c'est là l'essentiel, Rossmann : il ne faut pas la déranger. Elle entend tout, c'est probablement parce qu'elle est cantatrice qu'elle a l'oreille aussi sensible. Par exemple : tu fais rouler un tonneau d'eau de vie de derrière les armoires ; ça fait du bruit, parce que c'est lourd, qu'il y a plein d'obstacles tout autour, et qu'on ne peut donc pas faire ça en une seule fois. Brunelda est tranquillement étendue sur le canapé, occupée à attraper des mouches, car les mouches la gênent terriblement. Tu crois donc qu'elle ne s'occupe pas de toi, et tu roules ton tonneau. Elle est toujours tranquille. Et soudain, au moment où tu t'y attends le moins, et où tu fais le moins de bruit possible, elle se redresse, tape des deux mains sur le canapé, si bien qu'avec la poussière on n'y voit plus rien  - car depuis que nous sommes là, je n'ai pas pu le taper, elle est toujours couchée dessus - et commence à pousser des cris terribles, comme un homme, et ça peut durer des heures !

Les voisins lui ont interdit de chanter ; mais personne ne peut l'empêcher de crier, et il faut qu'elle crie. D'ailleurs, cela ne se produit plus que très rarement maintenant : Delamarche et moi sommes devenus très prudents. Ces hurlements lui ont d'ailleurs fait beaucoup de mal : un jour elle s'est évanouie et comme Delamarche, justement, était sorti, j'ai dû demander son aide à l'étudiant qui habite à côté ; il l'a aspergée avec une grosse bouteille, et avec avec succès. Mais le liquide avait une odeur insupportable, et on la sent encore maintenant, si l'on approche son nez du canapé. Cet étudiant est sûrement un de nos ennemis, comme tout le monde ici, tu dois te tenir sur tes gardes et ne parler à personne.

Mais dis donc, Robinson, fit Karl, c'est une tâche bien difficile, ça ! C'est pour un joli poste que tu m'as recommandé !
— Ne te fais pas de soucis pour ça, dit Robinson, en secouant la tête les yeux fermés, comme pour chasser tout ce qui pouvait inquiéter Karl. Cet emploi offre aussi des avantages que tu ne pourrais pas obtenir ailleurs : tu es constamment auprès d'une dame comme Brunelda ; tu dors parfois dans la même chambre qu'elle, ce qui offre, comme tu peux bien le penser, certains petits agréments ; tu es royalement rétribué, ce n'est pas l'argent qui manque ici. Moi, en tant qu'ami de Delamarche, je n'ai rien touché, mais quand je sortais, Brunelda me donnait toujours quelque chose. Toi, tu seras payé comme n'importe quel domestique, ce que d'ailleurs tu seras. Mais ce qui est le plus important pour toi, c'est que je pourrai beaucoup t'aider dans ta tâche. Au début, bien sûr, je ne ferai rien, pour me remettre d'aplomb ; mais dès que j'irai un peu mieux, tu pourras compter sur moi. Je garderai pour moi tout le service personnel de Brunelda : la coiffure, l'habillage, si du moins ce n'est pas Delamarche qui s'en occupe. Tu n'auras à t'occuper que du ménage de la chambre, des gros travaux et des commissions.
— Non, Robinson, dit Karl, tout cela ne me plaît pas.
— Ne fais pas de bêtises, Rossmann, dit Robinson, en venant sous le nez de Karl, ne laisse pas passer cette magnifique occasion ! Où trouveras-tu un emploi aussi rapidement ? Qui te connaît ? Qui connais-tu ? Nous, qui sommes deux, et qui avons déjà beaucoup vécu, qui avons une grande expérience, nous sommes restés à tourner en rond pendant des semaines sans trouver de travail. Ce n'est pas si facile ! C'est même terriblement difficile !

Karl opina de la tête, étonné que Robinson puisse s'exprimer aussi raisonnablement. Mais pour lui ces conseils n'avaient de toutes façons plus aucune valeur, il ne pouvait plus demeurer ici ; dans une ville aussi grande, il y aurait bien une petite place pour lui, car il le savait, durant la nuit tous les hôtels-restaurants étaient pleins, on recherchait du personnel pour servir les clients, et il avait déjà une petite expérience en la matière. Il saurait bien vite s'adapter sans faire d'histoires dans n'importe quel établissement. Justement, dans l'immeuble d'en face, au rez-de-chaussée, il y avait un petit restaurant, dont sortait une musique endiablée. Son entrée principale ne comportait qu'un grand rideau jaune que parfois un courant d'air soulevait et faisait flotter dans la rue. Mais à part cela, la rue était pourtant devenue bien plus calme. La plupart des balcons étaient maintenant dans l'obscurité, il n'y avait plus ici ou là dans le lointain que quelques petites lumières, et c'est à peine si le regard s'y accrochait un instant : déjà les gens se levaient, et tandis qu'ils se pressaient pour revenir à l'intérieur, quelqu'un prenait la lampe et, demeuré le dernier sur le balcon, après avoir jeté encore un bref regard dans la rue, il l'éteignait.

C'est déjà la nuit qui vient, se dit Karl. Si je demeure ici plus longtemps, je vais être dépendant d'eux. Il se retourna pour écarter le rideau de la porte-fenêtre.
— Qu'est-ce que tu fais ? demanda Robinson, en venant s'interposer entre Karl et le rideau.
— Je veux m'en aller, dit Karl. Lâche-moi ! Laisse-moi !
— Tu ne veux tout de même pas les déranger ! cria Robinson. Qu'est-ce qui te prend ? Et subitement, il se pendit au cou de Karl de tout son poids en lui passant les bras autour du cou, lui fit un croc-en-jambe, et le fit tomber par terre. Mais Karl, chez les garçons d'ascenseur, avait un peu appris à se battre, et il flanqua un coup de poing au menton de Robinson, pas trop fort quand même, en se retenant. L'autre au contraire, de toutes ses forces, lui asséna un coup de genou dans le ventre, mais se mit ensuite à pleurnicher en se tenant le menton à deux mains, et si bruyamment que, sur le balcon d'à côté, un homme cria « Silence ! » en tapant frénétiquement dans ses mains. Karl resta un instant sans bouger, pour laisser passer la douleur du coup que Robinson lui avait infligé ; il tourna seulement la tête vers le rideau qui pendait, immobile et pesant, devant une pièce manifestement vide. Il semblait qu'il n'y eût plus personne , peut-être Delamarche et Brunelda étaient-ils sortis, laissant à Karl le champ libre. D'autant que Robinson, qui jouait les chiens de garde, avait été mis hors d'état de nuire.

§ Le défilé électoral

C'est alors qu'on entendit venir par vagues, du bout de la rue, un tintamarre de trompettes et de tambours. Des exclamations d'abord isolées formèrent bientôt une seule clameur. Karl tourna la tête et vit tous les balcons s'animer de nouveau. Il se redressa lentement, il ne pouvait pas se lever complètement, et dut s'appuyer lourdement à la balustrade. Sur le trottoir en dessous, des jeunes gens défilaient à grandes enjambées, brandissant leur casquette de leur bras tendu, le regard tourné vers l'arrière. La chaussée était encore libre. Certains portaient des lampions au bout de longues perches, au milieu de vapeurs jaunâtres. Les joueurs de tambour et de trompette apparaissaient dans la lumière en rangs serrés, et Karl était étonné de voir combien ils étaient nombreux. c'est alors qu'il entendit des voix derrière lui : il se retourna, et vit Delamarche qui remontait le lourd rideau, et Brunelda qui sortait de l'ombre de la pièce, en robe rouge, avec un châle de dentelle sur les épaules, une sorte de bonnet sombre sur des cheveux qui semblaient mal coiffés, simplement ramassés, et dont on on voyait ici ou là dépasser une mèche. Elle tenait à la main un petit éventail, mais elle ne l'agitait pas, elle le tenait serré contre elle.

Karl se poussa un peu contre la balustrade pour leur faire de la place. Personne ne pouvait l'obliger à rester là, et même si Delamarche cherchait à le faire, Brunelda le laisserait partir s'il lui en demandait la permission. Elle ne pouvait pas le souffrir, elle ne supportait pas son regard. Mais quand il fit un pas vers la porte, elle s'en aperçut, et dit :
— Où vas-tu, petit ?

Karl hésita en voyant la façon dont Delamarche le regardait méchamment, et Brunelda l'attira vers elle :
— Tu ne veux donc pas regarder le défilé ? dit-elle, et elle le poussa devant elle contre la balustrade. Karl l'entendit, dans son dos, qui disait « Sais-tu ce que c'est ? » Il fit instinctivement un mouvement pour se libérer d'elle, mais sans y parvenir. Alors il regarda tristement dans la rue, en bas, comme si c'était là que se trouvait la cause de sa tristesse.

Delamarche s'était d'abord tenu derrière Brunelda, les bras croisés, puis il courut dans la chambre pour aller lui chercher ses jumelles de théâtre. En bas, après la fanfare, c'était le gros du cortège qui apparaissait maintenant. Sur les épaules d'une sorte de géant était installé un homme dont on ne voyait, à cette hauteur, que son crâne chauve et luisant, car il brandissait sans cesse son haut-de-forme pour saluer. Autour de lui avaient été disposées des pancartes de bois qui, vues du balcon, semblaient complètement blanches. Les gens étaient disposés de telle façon que toutes les pancartes convergeaient vers cet homme, qui paraissait ainsi vraiment émerger au milieu d'elles. Et comme tout cela était en mouvement, ce rempart de pancartes ne cessait de se disloquer et de se reformer. Autour de cet homme, toute la largeur de la rue, et sur une longueur incroyable, pour autant qu'on pût le voir dans l'obscurité, était occupées par ses partisans qui frappaient en cadence dans leurs mains en scandant probablement son nom, qui semblait court, mais demeurait incompréhensible. Quelques-uns, habilement disséminés dans la foule, tenaient des phares de voiture très puissants, dont ils balayaient lentement les façades des deux côtés de la rue, de haut en bas. À la hauteur à laquelle se trouvait Karl, cette lumière n'éblouissait pas, mais sur les balcons inférieurs, on pouvait voir des gens aveuglés se mettre précipitamment les mains devant les yeux.

À la demande de Brunelda, Delamarche interrogea les gens du balcon d'à côté pour savoir ce que signifiait ce défilé. Karl était assez curieux de savoir si on lui répondrait. Et effectivement, Delamarche fut obligé de répéter tois fois sa question sans même obtenir de réponse ! Il se penchait déjà dangereusement au-dessus de la balustrade, et Brunelda commençait à être agacée par ces voisins-là - Karl le sentait aux saccades de son genou. Enfin il y eut une vague réponse, mais elle déclencha du même coup une hilarité générale sur ce balcon bourré de monde. Là-dessus, Delamarche hurla quelque chose, si fort, que si la rue n'avait pas rententi au même moment d'un tel vacarme, tous les gens aux alentours n'eussent pu faire autre chose que dresser l'oreille avec stupéfaction. Mais du moins cela fit cesser les rires subitement.

C'est demain l'élection d'un juge dans notre circonscription, et celui que les gens portent en triomphe, en bas, est candidat, dit Delamarche, en revenant tranquillement vers Brunelda. Puis il s'écria, en lui tapotant gentiment le dos : « C'est incroyable ! Nous ne savons même plus ce qui se passe dans le monde à l'extérieur ! »
— Delamarche, dit Brunelda, revenant à l'attitude des voisins, comme je voudrais déménager, si ce n'était pas aussi éprouvant ! Mais hélas, je ne peux pas me permettre de prendre un tel risque.

Et avec de gros soupirs, nerveuse et comme absente, elle se mit à tripoter la chemise de Karl qui essayait, aussi discrètement que possible, de se débarrasser de ces petites mains grassouillettes, et y parvint d'ailleur sans peine, car Brunelda ne s'occupait pas du tout de lui : ses pensées étaient vraiment ailleurs.

Mais Karl oublia bientôt la présence de Brunelda, et ne pensa même plus au poids de ses bras sur ses épaules, car ce qui se passait dans la rue commençait à le captiver. Sur l'injonction d'un petit groupe d'individus qui gesticulaient tout en marchant juste devant le candidat, et dont les propos devaient être de la première importance car on vit de toutes part des visages curieux se tourner de leur côté, tout le monde s'arrêta soudain devant l'estaminet d'en face. Un de ces hommes importants fit un geste de la main, en direction de la foule et du candidat. La foule se tut aussitôt, et le candida après avoir tenté plusieurs fois de se redresser sur les épaules de celui qui le portait et être retombé à chaque fois sur son séant, prononça une petite allocaution qui fit osciller rapidement son haut-de-forme. On voyait fort bien tout cela, car durant son dicours, tous les phares de voitures étaient dirigés sur lui, si bien qu'il se trouvait comme au milieu d'une radieuse étoile.

On pouvait se rendre compte maintenant de l'intérêt que le rue entière portait à ce qui se passait. Sur les balcons occupés par les partisans du candidat, on s'était mis aussi à scander son nom, et les mains tendues en dehors des balustrades applaudissaient en cadence, mécaniquement. Sur la majorité des autres balcons, des clameurs s'élevaient, en sens contraire, mais de façon incohérente, car il s'agissait des partisans de divers autres candidats. Par contre, les sifflets de tous les adversaires du candidat se conjuguaient à l'unisson, et l'on entendit même des gramophones se remettre en marche. On vidait des querelles politiques de balcon à balcon, avec une exaltation que l'heure tardive aggravait encore. La plupart étaient vêtus pour la nuit, et n'avaient fait que jeter un pardessus sur leurs épaules, les femmes étaient enveloppées dans de grands châles sombres, les enfants laissés à eux-mêmes escaladaient dangereusement les rebords des balcons et affluaient sans cesse en plus grand nombre, sortant des pièces obscures où ils avaient déjà commencé à s'endormir.

Çà et là, des objets de toutes sortes, lancés par des gens particulièrement excités en direction de leurs adversaires, atteignaient parfois leur cible, mais le plus souvent la manquaient et tombaient au fond de la rue, provoquant un hurlement de colère. Quand les dirigeants, en bas, trouvaient le vacarme trop fort, ils faisaient appel aux tambours et aux trompettes, et leurs sonneries tonitruantes, dont le vacarme semblait ne pas avoir de fin, couvraient toutes les voix humaines jusqu'aux toits des immeubles. Puis soudain, de façon surprenante, ils s'arrêtaient net, et la foule de la rue, manifestement habituée à ce genre d'exercice, profitait du silence général pour lancer de nouveau vers les immeubles le chant de son parti - à la lumière des phares on pouvait voir les bouches grandes ouvertes - jusqu'au moment où ses adversaires, s'étant repris, hurlaient de nouveau de tous les balcons et de toutes les fenêtres, dix fois plus qu'avant encore, réduisant le parti d'en bas à se taire complètement après cette courte victoire - du moins le semblait-il depuis le haut de l'immeuble.

Qu'est-ce que tu en dis, mon petit ? demanda Brunelda, qui se pressait contre le dos de Karl, en se torillant pour ne rien perdre du spectacle, si possible, à travers ses jumelles. Karl ne répondit qu'en hochant la tête. Mais il remarqua en même temps que Robinson tenait avec empressement à Delamarche des propos qui le concernaient certainement, et auxquels Delamarche ne semblait pas attacher grande importance, car il cherchait à repousser Robinson de sa main gauche, tandis qu'il enlaçait la taille de Brunelda de l'autre.
— Tu ne veux pas regarder avec les jumelles ? demanda Brunelda, en tapotant la poitrine de Karl, pour lui signifier que c'était bien à lui qu'elle s'adressait.
— Je vois bien comme ça, dit Karl.
— Essaie quand même, dit-elle ; tu verras encore mieux.
— J'ai de bons yeux, répondit Karl, je vois tout.

Il n'eut pas l'impression d'un geste affable de sa part, mais plutôt d'une intrusion, quand elle lui plaça les jumelles devant les yeux, en en disant rien d'autre que « Tiens ! », d'une voix mélodieuse et menaçante à la fois. Et maintenant, en effet, les jumelles sur les yeux, il ne voyait plus rien.
— Je ne vois plus rien ! dit-il, et il voulut écarter les jumelles ; mais elle les tenait fermement, et Karl, qui avait la tête coincée dans la poitrine de Brunelda ne pouvait plus faire un seul mouvement.
— Mais maintenant, tu vois quelque chose ? dit-elle, en tournant la molette des jumelles.
— Non ! Je ne vois toujours rien ! dit Karl, en pensant que désormais, sans le vouloir, il suppléait effectivement Robinson, en faisant les frais des insupportables caprices de Brunelda.
— Quand vas-tu te décider à voir, enfin ? dit-elle, en tournant encore un peu plus la molette - et Karl sentait maintenant sa lourde haleine sur tout son visage. Et comme ça ? demanda-t-elle.

Non, non ! s'écria Karl, bien qu'effectivement cette fois, même de façon un peu floue, il distinguait à peu près tout. Mais Brunelda s'occupait maintenant de Delamarche, elle ne tenait plus les jumelles de façon aussi ferme devant ses yeux, si bien que Karl pouvait, sans qu'elle y prenne garde, regarder maintenant dans la rue par dessous les jumelles. Puis Brunelda pensa à autre chose, et reprit les jumelles pour elle-même.

Un garçon était sorti du café, en bas ; il s'activait sur le seuil à prendre les commandes des chefs de la manifestation. On le voyait se hausser sur la pointe des pieds pour surveiller ce qui se passait à l'intérieur, et appeler le plus de garçons possible à la rescousse. Pendant que se préparait ainsi, manifestement, une tournée genérale offerte par le candidat, celui-ci ne cessait de parler. Celui qui le portait, le “géant”, qui était à son service exclusif, opérait un quart de tour après chaque phrase, pour permettre à tout le monde de bien entendre le discours. Le candidat se tenait la plupart du temps recoquevillé et cherchait, par les gestes saccadés qu'il faisait de sa main libre et imprimait de l'autre à son haut-de forme, à donner le plus de poids possible à son discours. Mais parfois, à des intervalles quasi réguliers, quelque chose semblait déclencher en lui un soubresaut, et il se dressait, les bras en croix : il ne s'adressait plus à un groupe en particulier, mais à toute la foule, aux habitants des immeubles jusqu'aux étages les plus élevés, et il était pourtant parfaitement clair que plus personne, même dans les étages inférieurs, ne pouvait l'entendre. Et d'ailleurs, même si on l'avait pu, personne ne l'aurait voulu, car chaque fenêtre et chaque balcon était occupé par au moins un orateur qui hurlait autant que lui.

Dans l'intervalle, quelques garçons étaient sortis du café, portant des verres remplis et qui brillaient, sur un un plateau grand comme un billard. Les chefs organisèrent la répartition, qui prit la forme d'une sorte de défilé devant la porte du café. Mais bien que les verres, sur le plateau, soient sans cesse remplis de nouveau, ils ne suffisaient tout de même pas pour autant de monde : deux rangées de serveurs durent se placer à droite et à gauche du plateau, pour satisfaire le reste de la foule. Bien entendu, le candidat avait alors cessé de parler, et il profitait de cette pause pour reprendre des forces. À l'écart de la foule, et de la pleine lumière, son porteur le promenait lentement de long en large, et seuls quelques-uns de ses partisans les plus proches l'avaient accompagné et lui parlaient, en levant la tête.

Regarde donc ce petit ! dit Brunelda ; à force de lorgner, il ne sait même plus où il est. Et saisissant à deux mains la tête de Karl, elle la tourna vers elle, pour le regarder droit dans les yeux. Mais cela ne dura qu'un instant, car Karl lui écarta les mains aussitôt. Il était très en colère qu'on ne le laissât pas en paix au moins un moment, et en même temps il désirait ardemment descendre dans la rue voir de près ce qui s'y passait. Il tenta de toutes ses forces de se libérer de Brunelda qui le coinçait contre elle, et dit :
— S'il vous plaît, laissez-moi m'en aller.
— Tu vas rester avec nous, dit Delamarche, sans quitter la rue des yeux, et en tendant seulement la main pour empêcher Karl de partir.

— Laisse-le, dit Brunelda, en écartant la main de Delamarche, il va rester, voyons. Et elle pressa Karl encore plus contre la balustrade. Il lui eût fallu se battre avec elle vraiment pour parvenir à s'en libérer. Et s'il y était parvenu, à quoi cela eût-il pu l'avancer ? À sa gauche, il y avait Delamarche, et à sa droite, c'était maintenant Robinson qui s'y était mis : il était véritablement emprisonné.
— Réjouis-toi donc qu'on ne te jette pas dehors, dit Robinson, en donnant une petite tape à Karl de la main qu'il avait passée sous le bras de Brunelda.
— Le jeter dehors ? dit Delamarche. On ne flanque pas à la porte un voleur en cavale, on le livre à la police. Et cela pourrait bien lui arriver dès demain matin, s'il ne se tient pas tranquille.

Dès ce moment, Karl ne prit plus aucun plaisir à regarder ce qui se passait en bas. S'il se penchait encore un peu sur la rambarde, ce n'était que parce que Brunelda l'empêchait de se redresser. En proie à ses propres soucis, il ne regardait plus que de façon distraite les gens en bas qui sortaient maintenant du café par groupes d'une vingtaine, attrapaient un verre, et en se retournant, les brandissaient à l'adresse du candidat qui d'ailleurs ne s'occupait plus d'eux maintenant, criaient le slogan du parti, vidaient leur verre, et les reposaient sur le plateau en faisant probablement un grand bruit, mais que l'on ne pouvait entendre de là-haut, pour faire de la place au groupe suivant qui s'impatientait déjà.

Sur ordre des chefs, l'orchestre qui jusque-là avait joué à l'intérieur du café, sortit dans la rue, et les gros pavillons de ses instruments brillaient au milieu de la foule sombre ; mais ce qu'ils jouaient se perdait presque dans le vacarme général. La rue était maintenant pleine de monde, au moins du côté sur lequel se trouvait le café. Il arrivait une foule de gens depuis le haut, là où Karl était arrivé en voiture ce matin, et d'en bas, d'autres accouraient depuis le pont ; les gens dans les immeubles eux-mêmes n'avaient pu résister à la tentation de venir se mêler à l'affaire : aux balcons et aux fenêtres on ne voyait pour ainsi dire plus que des femmes et des enfants, tandis que les hommes se déversaient par les porches. La musique et la tournée générale avaient donc maintenant atteint leur but : l'attroupement était suffisant. Un des chefs, flanqué de deux phares de voiture, fit s'arrêter net la musique d'un geste, lança un grand coup de sifflet, et l'on vit le porteur du candidat, qui s'était un peu égaré, revenir au plus vite dans le sillage des gens du parti qui lui frayaient un chemin.

À peine arrivé près de la porte du café, le candidat entama un nouveau discours à la lueur des phares disposés en un cercle étroit autour de lui. Mais tout était maintenant beaucoup plus difficile qu'auparavant : le porteur n'avait plus la moindre liberté de mouvement, la bousculade était trop forte. Les partisans les plus proches, ceux qui auparavant avaient cherché par tous les moyens, à renforcer les effets des discours du candidat, avaient maintenant bien de la peine à se maintenir auprès de lui, et une bonne vingtaine d'entre eux s'accrochaient maintenant de toutes leurs forces à celui qui le portait. Mais même lui, si solide, ne parvenait plus à faire un pas comme il l'aurait voulu : il n'était plus question de diriger la foule en se tournant par ici ou par là, ou en la fendant dans un sens déterminé, ni même en reculant. Il n'y avait plus qu'un déferlement confus, les gens étaient les uns sur les autres, et personne ne pouvait plus se tenir debout. Les opposants semblaient avoir trouvé un puissant renfort ; le porteur s'était longtemps maintenu près de la porte du café, mais maintenant il semblait se laisser pousser sans résistance, vers le haut ou vers le bas de la rue ; le candidat parlait toujours, mais on ne savait plus très bien s'il exposait toujours son programme ou s'il appelait au secours... Apparemment, un candidat de l'opposition était même apparu, voire plusieurs, car on apercevait maintenant ici ou là, à la faveur d'un brusque rayon de lumière, un homme dominant la foule qui le portait, le visage blême et les poings serrés, et qui tenait un discours soutenu par des acclamations nourries.

Qu'est-ce qui se passe donc là ? demanda Karl, désemparé, en se retournant vers ceux qui l'oppressaient.
— Le petit en est tout chamboulé ! dit Brunelda à Delamarche ; et elle le prit par le menton, pour attirer sa tête vers elle. Mais il ne le voulait pas, et il se débattait, comme si les événements de la rue l'eussent rendu plus brutal, tellement que Brunelda finit par lâcher prise, et même recula et le libéra tout à fait. Manifestement irritée par l'attitude de Karl, elle dit :
— Maintenant, tu en as assez vu. Va dans la chambre, fais le lit et prépare tout pour la nuit.

Elle tendait la main en direction de la chambre. Et comme c'était là justement la direction qu'il voulait prendre depuis des heures, Karl se garda bien de protester. On entendit alors, venant de la rue, un grand bruit de verre cassé. Karl ne put se retenir, et se pencha rapidement sur la balustrade, pour jeter encore un coup d'œil en bas. Les opposants avaient réussi un coup peut-être décisif : les phares qui servaient à ceux du parti pour désigner à tous dans leur vive lumière les événements importants, et maintenir ainsi les choses dans des limites acceptables, venaient de voler en éclats tous en même temps ; le candidat et celui qui le portait n'apparaissaient plus maintenant que dans la lumière normale et incertaine, et semblaient du coup avoir soudain disparu complètement dans les ténèbres.On n'aurait même pas su dire, maintenant, où se trouvait le candidat, et l'effet troublant de cette obscurité se trouvait encore renforcé par un chant puissant et à l'unissson, que l'on entendait venir depuis le pont, en bas, et qui se rapprochait.

Est-ce que je ne viens pas de te dire ce que tu avais à faire ? dit Brunelda. Dépêche-toi ! Je suis fatiguée ! continua-t-elle en s'étirant, ce qui fit saillir sa poitrine encore bien plus que d'ordinaire. Delamarche, qui la tenait toujours enlacée, l'entraîna dans un coin du balcon. Robinson les suivit, pour faire disparaître les reliefs de son repas qui s'y trouvaient encore.

§ Karl tente de s'enfuir

L'occasion qui se présentait, Karl ne devait pas la manquer ; ce n'était plus le moment de regarder en bas, il verrait bien assez ce qui s'y passait quand il y serait, et bien mieux que de là-haut. En deux bonds, il traversa la chambre qui baignait dans une lumière rougeâtre, mais la porte était fermée, et on avait enlevé la clé. Il fallait la trouver tout de suite ! Mais qui pouvait trouver une clé dans un semblable bazar, et surtout dans un laps de temps aussi court et aussi précieux que celui dont Karl disposait ! C'était maintenant qu'il devait franchir le seuil et courir, courir... Et il ne faisait que chercher la clé ! Il la chercha dans tous les tiroirs accessibles, retourna toute la vaisselle accumulée sur la table, au milieu des serviettes et d'un ouvrage de broderie commencé, fut attiré par un fauteuil recouvert d'un tas de vieux vêtements dans lesquels la clé pouvait être enfouie, mais où il ne put jamais la trouver, et se jeta enfin sur ce canapé qui, effectivement, sentait mauvais, pour le palper dans tous ses recoins, tous ses replis. Puis il abandonna sa recherche, et s'arrêta au beau milieu de la pièce. Il était clair que Brunelda avait attaché la clé à sa ceinture, où elle accrochait toutes sortes de choses - et il était inutile de la chercher.

Karl se saisit alors de deux couteaux pris au hasard, et les introduisit dans la fente de la porte, l'un en haut, l'autre en bas, pour avoir deux points d'appui assez éloignés. À peine eût-il tenté de faire levier avec eux que bien sûr, les lames se brisèrent toutes les deux. Mais c'était ce qu'il désirait : les morceaux qui restaient, il pouvait maintenant les enfoncer plus solidement. Alors il pesa sur eux de toutes ses forces, les bras largement écartés, solidement appuyé sur ses deux jambes, l'œil rivé sur la porte. Il lui sembla qu'elle ne pourrait résister longtemps quand il entendit avec joie le petit bruit que faisait le pène en bougeant un peu : plus c'était lent et mieux c'était, car il valait mieux ne pas faire sauter la serrure d'un seul coup, ce qui pourrait attirer l'attention sur le balcon. La serrure devait céder tout doucement, et c'est à cela que Karl s'appliquait avec la plus grande prudence, en approchant les yeux de plus en plus de la serrure.

Voyez-vous ça ! entendit-il alors.

C'était Delamarche. Ils étaient tous les trois dans la pièce, le rideau derrière eux était tiré, Karl ne les avait pas entendus entrer, et en les voyant, il baissa les bras et laissa tomber les couteaux. Il n'eut même pas le temps de dire le moindre mot d'explication ou d'excuse, car dans un accès de fureur qui dépassait de beaucoup la gravité de la situation, Delamarche bondit sur Karl, en faisant exécuter un grand moulinet en l'air au cordon de sa robe de chambre dénoué. Karl esquiva l'attaque au tout dernier moment  ; il aurait pu extraire les couteaux de la porte et s'en servir pour se défendre, mais il ne le fit pas : au contraire, il se baissa et se releva d'un coup, et empoigna le large col de la robe de chambre de Delamarche, le releva et le tira vers le haut ; comme cette robe de chambre était beaucoup trop grande pour lui, Delamarche se retrouva la tête enfouie dedans, et extrêmement surpris, ne voyant plus rien, se mit à agiter les mains dans le vide, et ce ne fut qu'au bout d'un moment qu'il se mit à donner, mais sans grande efficacité, des coups de poing dans le dos de Karl qui, pour se protéger le visage, s'était plaqué contre la poitrine de son adversaire. Karl supportait les coups de poing, même s'il se tordait de douleur, et si ces coups devenaient de plus en plus violents - mais comment ne pas les supporter, alors qu'il envisageait déjà la victoire ? Les mains serrées autour de la tête de Delamarche et les pouces probablement enfoncés sur ses yeux, il le poussa devant lui vers le coin le plus encombré de la chambre, en essayant d'entortiller le cordon de la robe de chambre autour de ses pieds pour le faire tomber.

Mais Karl était obligé de s'occuper exclusivement de Delamarche, d'autant plus qu'il sentait la résistance de ce dernier s'accroître, et ce corps nerveux et hostile se raidir de plus en plus contre le sien, et du coup, il en oubliait carrément qu'il n'était pas seul avec lui ! Il fut d'ailleurs rapidement rappelé à la réalité, car ses pieds soudain lui manquèrent : Robinson, qui s'était jeté à plat-ventre derrière lui en hurlant, les lui écartait de force... Karl poussa un soupir, et abandonna Delamarche, qui recula encore d'un pas. Brunelda se tenait les jambes écartées et les genoux fléchis, occupant de toute sa corpulence le milieu de la pièce, et suivait le déroulement des événements avec des yeux qui brillaient. C'était comme si elle prenait vraiment part à la lutte, elle respirait très fort, clignait des yeux comme pour mieux viser, et balançait lentement les poings. Delamarche rabattit son col, et recouvrant ainsi la vue, cessa donc de combattre : il n'était plus question pour lui que de punition à donner. Il attrapa Karl par la chemise, le souleva presque de terre, et sans même lui accorder un regard, l'envoya si brutalement heurter une armoire qui se trouvait à deux pas que Karl, un instant, pensa que les douleurs qu'ils ressentait dans le dos et à la tête à la suite du choc contre ce meuble étaient directement causées par la main de Delamarche. « Espèce de salaud ! » l'entendit-il crier encore, dans l'ombre qui commençait à envehir ses yeux ; et en s'effondrant, harrassé, au pied de l'armoire, il entendit encore résonner à ses oreilles « Attends un peu ! »

Quand il reprit conscience, tout était sombre autour de lui ; il devait être tard, un peu de lumière de la lune passait dans la pièce par dessous le rideau. On entendait la repiration tranquille des trois dormeurs, et la plus bruyante provenait de Brunelda, qui soufflait en dormant aussi fort que quand elle parlait. Mais il n'était pas facile de déterminer où se trouvaient les dormeurs, car toute la pièce était remplie du bruit de leur respiration. Karl ne réfléchit sur son sort qu'après avoir un peu exploré ce qui l'entourait, et ce fut avec effroi, car s'il se sentait tout raide, douloureux, et courbatu, il n'avait encore jamais pensé qu'il puisse avoir une blessure sanglante et grave. Et maintenant pourtant il avait un peu l'impression d'avoir un poids sur la tête, et sur tout son visage, son cou, et sa poitrine sous sa chemise, il sentait quelque chose de poisseux comme du sang. Il lui fallait aller vers la lumière pour se rendre compte un peu de l'état dans lequel il se trouvait : peut-être l'avait-on battu jusqu'à l'estropier, et alors Delamarche le laisserait certainement partir. Mais pour quoi faire ? Cela ne lui donnerait pas le moyen d'espérer quoi que ce soit. Et il se rappela le type au nez rongé, sous le porche, et pendant un moment, il enfouit son visage dans ses mains.

Il se retourna alors machinalement vers la porte, et se dirigeait vers elle à tâtons, et à quatre pattes. Il sentit bientôt du bout des doigts une botte, puis une jambe. C'était Robinson : qui d'autre aurait dormi sans se déchausser ? On avait dû lui donner l'ordre de se coucher en travers de la porte, pour empêcher Karl de s'enfuir. Mais ne savait-on pas dans quel état il était ? Pour l'instant, il n'avait guère envie de s'enfuir, il voulait seulement avoir un peu de lumière. Et s'il ne pouvait franchir la porte, il lui fallait aller sur le balcon.

La table où l'on prenait les repas se trouvait manifestement dans un endroit tout à fait différent de celui de la veille au soir ; le canapé, dont Karl s'approcha bien sûr avec la plus extrême prudence était , à sa grande surprise, tout à fait vide. Mais il buta en revanche, au beau milieu de la pièce, à une pile de vêtements entassés, de couvertures, de rideaux, de coussins et de tapis. Il crut d'abord qu'il s'agissait d'un petit tas comme celui qui se trouvait le soir sur le sofa, et qui avait roulé sur le sol ; mais à son grand étonnement, en continuant à ramper, il constata que c'était un véritable fatras qui avait été déversé là dans la nuit, probablement en provenance des armoires, où il se trouvait entassé dans la journée. Toujours à quatre pattes, il fit le tour de ce tas, et découvrit bientôt que l'ensemble constituait une sorte de couche, au sommet de laquelle, ainsi qu'il put s'en assurer en la palpant avec la plus grande prudence, Delamarche et Brunelda étaient couchés de tout leur long.

Il savait donc maintenant où tout le monde dormait, et il pouvait se hâter d'aller sur le balcon.C'était un monde entièrement différent dans lequel, une fois passé le rideau, il put se redresser. Dans la fraîcheur de la nuit, dans la clarté de la pleine lune, il arpenta plusieurs fois le balcon. Il regarda dans la rue : elle était tout à fait tranquille ; du café provenait encore de la musique, mais assourdie ; un homme balayait le trottoir devant la porte. Alors que dans la soirée, dans l'affreux vacarme général, les cris d'un candidat à l'élection n'avaient pu se distinguer de la clameur de mille autres voix, on entendait maintenant le crissement du balai sur la chaussée.

§ L'étudiant sur son balcon

Le bruit d'une table qu'on déplaçait sur le balcon d'à côté attira son attention : quelqu'un était assis là, et travaillait. C'était un jeune homme avec une petite barbiche en pointe, qu'il tiraillait en lisant, tout en accompagnant sa lecture de rapides mouvement des lèvres. Il était assis, le visage tourné vers Karl, à une petite table recouverte de livres ; il avait décroché du mur l'ampoule électrique, l'avait coincée entre deux gros livres, et sa lumière crue l'enveloppait.

Bonsoir, dit Karl, qui pensait que le jeune homme avait regardé dans sa direction.

Mais il avait dû se tromper, car de toute évidence le jeune homme ne l'avait pas encore remarqué : il mit la main au-dessus de ses yeux, pour masquer la lumière et essayer de voir qui venait de s'adresser à lui ; mais comme il ne voyait toujours rien, il souleva l'ampoule, pour éclairer un peu l'autre balcon.
— Bonsoir, dit-il alors, à son tour. Il lança un regard aigu vers Karl et ajouta : Et alors ?
— Je vous dérange ? demanda Karl.
— Oui, oui...dit l'homme, en remettant l'ampoule à sa place.

Ces mots rendaient évidemment inutile toute tentative de nouer conversation. Mais Karl ne quitta pourtant pas le coin du balcon où il était le plus proche du jeune homme. Il le regarda en silence lire son livre, tourner les pages, chercher ci ou ça dans un autre livre, qu'il attrapait toujours à toute vitesse, prendre souvent des notes dans un cahier dont il approchait tellement son visage que cela en était curieux.

C'était peut-être un étudiant ? Il avait tout à fait l'air de quelqu'un qui travaillait comme un étudiant. Ce n'était pas tellement différent - mais si loin ! - quand Karl s'asseyait à la table familiale pour y faire ses devoirs, tandis que son père lisait le journal ou bien faisait les comptes ou le courrier d'une société, et que sa mère occupée à quelque ouvrage de couture, levait bien haut son fil au-dessus du tissu. Pour ne pas gêner son père, Karl avait seulement posé sur la table son cahier et de quoi écrire, et il avait disposé de part et d'autre sur des chaises les livres dont il avait besoin. Comme tout était tranquille alors ! Et comme il était rare de voir dans cette pièce des figures inconnues ! Quand il était petit, Karl avait toujours aimé voir sa mère, quand le soir venait, fermer à clé la porte de l'appartement. Elle ne pouvait pas se douter qu'un jour Karl en arriverait à forcer les portes des gens avec des couteaux...

Et à quoi lui avaient donc servi toutes ces études ? Il avait tout oublié maintenant ! S'il lui avait fallu reprendre ses études ici, cela lui aurait été très pénible. Il se souvenait qu'une fois il avait été malade à la maison pendant un mois. Et quelle difficulté il avait eue pour rattraper son retard ensuite ! Et maintenant, à part le manuel de correspondance commerciale anglaise, voilà déjà bien longtemps qu'il n'avait pas ouvert un livre !

Dites donc, jeune homme, vous ne pourriez pas vous mettre ailleurs ? entendit soudain Karl. Vous me gênez beaucoup à rester là comme ça à me regarder. À deux heures du matin, on devrait tout de même avoir le droit de travailler tranquillement sur son balcon sans être dérangé, non ? Attendez-vous quelque chose de moi ?
— Vous étudiez ? demanda Karl.
— Oui, oui, dit l'autre,en profitant de cet instant perdu pour son travail en remettant de l'ordre dans ses livres.
— Alors je ne veux pas vous déranger, dit Karl. J'allais d'ailleurs rentrer à l'instant. Bonne nuit.

L'autre ne répondit même pas ; après avoir coupé court à cette intrusion, il s'était replongé dans son travail, sa main droite soutenant son front comme s'il était lourd.

Au moment de franchir le rideau, Karl se souvint de la raison pour laquelle il était sorti : il ne savait toujours pas dans quel état il se trouvait. Qu'est-ce donc qui lui pesait autant sur la tête ? Il la tâta, et fut surpris de ne pas y trouver de plaie saignante, comme il l'avait craint dans l'obscurité de la pièce : il n'y avait qu'une sorte de pansement en forme de turban, encore humide. D'après les bouts de dentelle qui en pendaient ici et là, ce devait être un morceau de vieux sous-vêtement venant de Brunelda, que Robinson, probablement, avait dpû sommairement lui entortiller autour de la tête. Mais il avait négligé de l'essorer, et c'était toute cette eau qui, pendant que Karl était évanoui, lui avait coulé sur le visage et jusque sous sa chemise, lui causant une telle frayeur.

— Vous êtes encore là ? demanda l'homme en clignant des yeux vers lui.
— Mais non, maintenant je m'en vais vraiment, dit Karl. Je voulais seulement regarder quelque chose ; dans la chambre, on n'y voit vraiment rien.
— Qui êtes-vous donc ? demanda l'autre, en posant son porte-plume sur le livre ouvert devant lui, et en s'avançant vers la balustrade. Comment vous appelez-vous ? Comment êtes-vous arrivé chez ces gens-là ? Y êtes-vous depuis logtemps ? Que voulez-vous donc regarder ? Allumez donc votre lampe là-bas, que l'on puisse vous voir !

Karl s'exécuta, mais avant de répondre, il tira encore un peu plus le rideau de la porte-fenêtre, pour que personne ne puisse rien voir de l'intérieur. Puis il dit à voix basse :
— Pardonnez-moi de parler aussi bas, mais s'ils m'entendent, à l'intérieur, ça ira mal encore pour moi.
— Encore ? demanda l'autre.
— Oui, dit Karl. J'ai déjà eu une grosse dispute avec eux ce soir. Je dois même en avoir encore une grosse bosse. Et il se tâta l'arrière du crâne.

— Pourquoi donc cette dispute ? demanda l'autre ; et comme Karl ne répondait pas, il poursuivit : Vous pouvez tout me confier, tout ce que vous avez sur le cœur contre ces gens-là. Je les déteste en effet tous les trois, et tout particulièrement leur patronne. Et vraiment cela m'étonnerait beaucoup qu'ils ne vous aient pas déjà monté la tête contre moi... Je m'appelle Josef Mendel, et je suis étudiant.
— Oui, dit Karl. On m'a déjà parlé de vous, mais pas en mauvaise part. C'est bien vous qui, un jour, avez soigné Madame Brunelda ?
— C'est bien ça, dit l'étudiant en riant. Le canapé en a-t-il gardé l'odeur ?
— Oh, oui ! dit Karl.
— Ça me fait bien plaisir, dit l'étudiant, en arrangeant ses cheveux. Et pourquoi vous a-t-on fait des bosses ?
— On s'était disputés, dit Karl, en réfléchissant à la façon dont il devait présenter la chose à l'étudiant. Mais il changea plutôt de sujet et demanda : Je ne vous dérange pas ?

Premièrement, vous m'avez déjà dérangé, et je suis si nerveux qu'il me faut bien du temps pour retrouver le fil de mes idées. depuis que vous avez commencé à arpenter ce balcon, je n'avance plus dans ce que j'ai à faire. Deuxièmement, je fais toujours une pause vers les trois heures. Alors racontez moi donc ça, car ça m'intéresse moi aussi.
— C'est très simple, dit Karl. Delamarche veut que je sois à son service, et moi je ne le veux pas. J'aurais vraiment voulu partir dès hier soir, mais il n'a pas voulu, il a fermé la porte à clé ; j'ai voulu la forcer, et il s'en est suivi une bagarre. Je suis malheureux d'être encore ici.
— Avez-vous une autre place en vue ? demamnda l'étudiant.
— Non, dit Karl. Mais ça m'est bien égal ; tout ce que je veux, c'est partir d'ici.
— Comment ça, bien égal ? dit l'étudiant.

Et ils demeurèrent un instant silencieux tous les deux. Puis l'étudiant reprit :
— Pourquoi ne voulez-vous pas rester chez eux ?

Delamarche est un sale type, dit Karl. Je le connaissais déjà avant. On a fait route ensemble quelque temps, et j'ai été content de ne plus l'avoir avec moi. Et maintenant il faudrait que je sois son domestique ?
— Si tous les domestiques devaient être aussi difficiles que vous dans le choix de leur patron... dit l'étudiant en esquissant un sourire. Moi, par exemple, dans la journée je suis vendeur, un tout petit vendeur, et même un simple commissionnaire plutôt, aux Galeries Montly. Ce Montly est certainement une fripouille, mais je m'en fiche bien. Ce qui me rend furieux, par contre, c'est d'être aussi mal payé. Prenez exemple sur moi.
— Comment ? dit Karl. Vous êtes vendeur dans la journée, et la nuit, vous étudiez ?
— Oui, dit l'étudiant - comment faire autrement ? J'ai déjà exploré toutes les autres possibilités, mais cette façon de faire est encore la meilleure. Voyez-vous, pendant des années j'ai été seulement étudiant, nuit et jour, mais j'ai bien failli mourir de faim. Je dormais dans une chambre sordide, et avec les vêtements que je portais, je n'osais même pas me montrer dans les amphis. Mais c'est du passé, maintenant.
— Mais quand dormez-vous alors ? demanda Karl, qui regardait l'étudiant avec stupéfaction.

Ah ! Dormir... dit l'étudiant. Je dormirai quand mes études seront finies. Pour l'instant, je bois du café noir.

Et il se tourna un peu pour sortir de sous sa table de travail une grande bouteille, se servit une tasse de café noir qu'il avala d'un seul coup, comme on le fait pour un médicament, pour ne pas trop en sentir le goût.
— C'est une bonne chose, le café noir, reprit-il. Dommage que vous soyez si loin, je ne peux même pas vous en passer un peu.
— Je n'aime pas le café noir, dit Karl.

Moi non plus, dit l'étudiant en riant. Mais pourrais-je faire sans lui ? Sans le café noir, Montly ne me garderait pas un seul instant ! Je parle toujours de Montly, bien qu'il n'ait évidemment pas la moindre idée que je puisse exister. Je ne sais guère comment je pourrais faire au magasin, si je n'avais pas toujours, dans mon tiroir et à portée de la main, une grosse bouteille comme celle-ci... Je n'ai jamais osé essayer de m'arrêter de boire du café, mais croyez-moi, je suis sûr que je ne serais pas long à me coucher derrière le comptoir et à dormir ! Malheureusement pour moi, les gens s'en doutent : on m'appelle “café noir” au magasin, ce qui est une plaisanterie stupide, et qui certainement a déjà dû nuire à mon avancement.

— Et quand en aurez-vous fini avec vos études ? demanda Karl.
— Ça n'avance pas vite, dit l'étudiant, en baissant la tête. Il quitta la balustrade, et se rassit à sa table.

Les coudes sur le livre ouvert, et se passant de nouveau la main dans les cheveux, il dit :
— Ça pourrait bien durer encore un an ou deux.
— Je voulais faire des études, moi aussi, dit Karl, comme si cela lui donnait droit à une confiance encore accrue par rapport à celle que l'étudiant lui avait témoignée jusqu'ici, et qui maintenant se renfrognait.
— Ah... dit-il, sans qu'on puisse bien savoir s'il s'était vraiment replongé dans la lecture de son livre, ou s'il ne lui accordait qu'un regard distrait. Vous avez bien fait d'avoir abandonné vos études. Moi qui vous parle, depuis des années déjà, je ne les poursuis plus que par obstination. Je n'en tire que peu de satisfaction, et encore moins de perspectives d'avenir. Lesquelles voudriez-vous que j'aie, d'ailleurs ? L'Amérique est pleine de prétendus “Docteurs” !

Moi, je voulais devenir ingénieur, s'empressa de dire Karl à l'étudiant qui semblait maintenant avoir la tête ailleurs.
— Et maintenant, vous allez être le domestique de ces gens ! dit l'étudiant, en relevant un peu la tête. Et ça vous ennuie, bien entendu.

Cette conclusion résultait bien sûr d'un malentendu ; mais elle offrait peut-être à Karl une occasion, et il dit : “Est-ce que je ne pourrais pas obtenir une place moi aussi, dans votre grand magasin ?

Cette question arracha pour de bon l'étudiant à son livre. L'idée ne lui vint même pas que Karl pourrait obtenir un poste plus facilement par son entremise.
— Essayez, dit-il. Ou plutôt, non : n'essayez pas. Le fait d'avoir obtenu cette place chez Montly a été le plus grand succès de ma vie. Si je devais choisir entre mes études et mon travail, c'est évidemment mon travail que je choisirais. Tous mes efforts n'ont qu'un seul but : éviter justement d'avoir à choisir.
— Il est donc si difficile d'obetnir une place là-bas, dit Karl, comme pour lui-même.
— Mais qu'est-ce que vous croyez ? dit l'étudiant. Il est plus facile de devenir juge de paix que portier chez Montly !

Karl se tut. Cet étudiant, qui avait tellement plus d'expérience que lui, qui détestait Delamarche pour des raisons que lui, Karl, ignorait encore, mais qui pourtant ne lui voulait certainement aucun mal à lui-même, n'avait malgré tout eu aucun mot pour l'encourager à quitter Delamarche. Même s'il n'avait aucune idée du danger que courait Karl avec la police, et du fait que sa présence chez Delamarche l'en protégeait un peu tout de même.
— Vous avez pourtant vu hier soir, la manifestation, en bas, n'est-ce pas ? Si l'on ne savait pas de quoi il s'agissait, on aurait bien pu fort bien croire que ce candidat - qui s'appelle Lobter - a quelques chances, ou que du moins il faut compter avec lui, non ?
— Je ne comprends rien à la politique, dit Karl.

— C'est un tort, dit l'étudiant. Mais tout de même, vous avez des yeux et des oreilles. Cet homme avait de toute évidence des amis et des ennemis, vous n'avez pas pu ne pas vous en rendre compte. Et pourtant, à mon avis, cet homme-là, voyez-vous, n'a aucune chance d'être élu. Il se trouve que je sais à peu près tout sur lui : quelqu'un qui le connaît bien habite à côté. Ce n'est pas un incapable, ses vues politiques et son passé feraient même de lui un juge très convenable pour cette circonscription. Mais personne ne pense qu'il puisse être élu, il va être battu à plates coutures, il aura gaspillé pour sa campagne les quelques dollars qu'il possédait, et ce sera tout.

Karl et l'étudiant se regardèrent un instant sans mot dire. Puis l'étudiant hocha la tête avec un sourire, et frotta de sa main ses yeux fatigués.
— Bon, vous ne voulez pas aller dormir, maintenant ? demanda-t-il. Il faut que je me remette à travailler. Voyez tout ce que j'ai encore à apprendre... Et il fit rapidement défiler la moitié des pages de son livre, pour donner à Karl un aperçu de tout ce qui l'attendait encore.
— Alors, bonne nuit, dit Karl, en s'inclinant .
— Revenez donc un de ces jours nous voir, dit l'étudiant, qui s'était déjà réinstallé à sa table. Venez si vous en avez envie, bien sûr. Vous trouverez toujours du monde ici. Entre neuf heures et dix heures du soir, j'aurai aussi du temps à vous consacrer.
— Vous me conseillez donc de rester chez Delamarche ? demanda Karl.
— Absolument, dit l'étudiant, qui se replongeait déjà dans ses bouquins.

On aurait dit que ce n'était pas lui qui avait dit cela ; comme si cela avait été dit d'une voix plus grave que la sienne, et cela résonnait encore dans les oreilles de Karl. Il retourna lentement vers le rideau de la porte-fenêtre, lança encore un regard à l'étudiant qui, maintenant immobile et enveloppé par une ombre immense, demeurait assis dans la clarté de sa lampe... Puis il se glissa dans la pièce.

Il y fut comme oppressé par les respirations conjuguées des trois dormeurs. Il longea la cloison en direction du canapé, et l'ayant trouvé, s'y installa tranquillement comme si c'était son lit habituel. Puisque l'étudiant, qui connaissait bien Delamarche et les autres, et qui était quelqu'un qui avait plus d'expérience de la vie que lui, lui avait conseillé de rester là, il ne se faisait plus de soucis pour l'instant. Il n'avait pas d'aussi hautes ambitions que l'étudiant, et qui sait même si, dans son propre pays, il fût parvenu à mener ses études à leur terme ? Et si cela lui semblait douteux chez lui, qui donc aurait pu exiger qu'il y parvienne en pays étranger ? Mais l'espoir de trouver un emploi dans lequel il puisse donner sa mesure et y être apprécié pour cela était certainement plus grand s'il restait pour l'instant chez Delamarche comme domestique et y guettait, en toute sécurité, une occasion favorable. Il semblait y avoir dans cette rue quantité de bureaux d'importance moyenne ou même plus petite qui, en cas de besoin, n'étaient peut-être pas si regardants pour embaucher du personnel. Il était déjà prêt, s'il le fallait, à être simple coursier, mais peut-être en fin de compte ne serait-il pas impossible qu'on le prît un jour pour du vrai travail de bureau lui aussi, et il se voyait bien travaillant à sa table, sans souci, et prenant son temps pour regarder par la fenêtre, comme l'employé qu'il avait vu ce matin en traversant les cours...

Comme ses yeux se fermaient, il lui vint la pensée réconfortante qu'il était encore jeune, et que Delamarche finirait bien par le laisser partir un jour. Ce ménage, après tout, ne semblait pas fait pour durer éternellement. Quand il aurait un emploi comme ça dans un bureau, Karl ne se consacrerait à rien d'autre qu'à son travail, et ne disperserait pas ses forces comme l'étudiant. Quand cela serait nécessaire, il y consacrerait même ses nuits, comme on le lui demanderait certainement au début, étant donné sa maigre formation dans le commerce. Il ne penserait qu'à l'intérêt de son employeur, et accepterait toutes les tâches, même celles que ses collègues rechigneraient à accomplir comme étant indignes d'eux. Ces bonnes résolutions se bousculaient dans sa tête, comme si son futur Chef se tenait devant le canapé et les lisait au fond de ses yeux.

C'est au milieu de ces pensées-là que Karl s'endormit, et c'est dans son premier sommeil qu'il entendit tout de même un grand gémissement venant de Brunelda, qui probablement tourmentée par un mauvais rêve, se retournait sur son lit.